Le labyrinthe : une pelote trop bien ficelée
Philippe Romon
Texte présenté à l’association Regain de la Psychanalyse le vendredi 13 octobre 2023]
Cette présentation est une invitation à entrer dans le labyrinthe, celui du mythe, de la littérature, des symboles, de l’espace et du temps.
Une invitation à s’y perdre, en compagnie de quelques guides dont il va falloir se méfier comme de nous-mêmes : Thésée, Borgès, Kafka, Joyce, Dédale en personne… Venez et entrez dans la grande foire aux fantômes, entrez dans le labyrinthe aux miroirs sans fond, sans fin et parfois sans reflet, entrez et affrontez le monstre-en-vous, l’amour dévorant, les ténèbres, l’effroi et l’illumination !
Ni prévisibles ni imprévisibles, les étapes du pèlerinage labyrinthique ne nous mèneront pas plus nécessairement à la victoire qu’elles n’assureront la défaite : c’est un parcours vers un centre que l’on n’est jamais certain d’atteindre et d’une issue tout aussi aléatoire.
Le labyrinthe que je vous propose d’explorer existe et n’existe pas, « il est à écrire », dit Borgès, il est à la fois fuyant et obsédant comme le rêve. Et s’il s’écrit, ce n’est jamais que sur le sable. Comme le rêve. Comme la cure psychanalytique, fil rouge de cette présentation, faite de répétitions, de boucles, d’errances – à l’infini. Jusqu’au jour où cela finit.
Mais cela finit-il jamais ?
Sort-on jamais du labyrinthe ?
Pour l’arpenter, il faudrait être « ethnologue, archéologue, spécialiste de l’histoire des religions, familier de la “psychologie des profondeurs”, architecte, jardinier et surtout », nous recommande le mythologue Paolo Santarcangeli dans la préface de son Livre des Labyrinthes, dont le titre résonne déjà comme une fable borgésienne, « et surtout il faudrait être poète » .
Sort-on jamais du labyrinthe ?
En attendant d’apporter une hypothétique réponse à cette question, je vous invite à m’y suivre.
Dédale double-lame
« A l’entrée du palais de Knossos se dresse le signe du Taureau » Ainsi commence le Livre des Labyrinthes.
Ainsi commence notre voyage.
« C’est en partant de lui, du signe du Taureau, que l’on descend au royaume du secret, du désespoir, de la purification et de la rencontre avec soi-même et la liberté. Et là en bas, le long des couloirs et sur les murs des salles royales, nous trouvons, menaçant et cruel, l’autre signe sacré de la labrys, la double hache, à la fois arme et symbole du pouvoir, justice vers la droite et vers la gauche, fer qui tue la Bête, stylisation des deux cornes du Taureau ou tout simplement de la figure humaine. »
Dans le mythe grec, le roi Minos, soucieux de consolider sa position sur le trône de Crète, demande au dieu Poséidon de lui envoyer un taureau blanc en signe de faveur divine. L’animal est tellement superbe que Minos refuse de le sacrifier comme il en a été convenu – à la place il sacrifie un autre bestiau, bien plus ordinaire. Pas dupe, Poséidon est furieux.
Il existe deux versions assez différentes quant à sa réaction.
Dans la première version, Poséidon lâche le taureau blanc à travers la Crète et celui-ci se livre à toutes sortes de dévastations. Et c’est Héraclès (Hercules) qui aura la charge, dans le 7è de ses 12 Travaux, de l’amadouer.
Dans la seconde version, qui nous intéresse davantage, Poséidon jette un sort à la femme de Minos, Pasiphaé, qui tombe amoureuse du beau taureau. Pasiphaé demande au maître artisan Dédale, qui déjà est au service de son mari, d’élaborer un stratagème pour qu’elle puisse séduire l’animal. Dédale lui construit une vache creuse dans laquelle Pasiphaé s’installe, attire le taureau et s’accouple avec lui.
De leur union naîtra le petit Minotaure, littéralement « taureau de Minos », créature à tête de taureau et à corps d’homme (on aurait pu imaginer une autre chimère, une tête et un buste d’homme pourvus des attributs de la virilité propre au taureau…)
Élevé « comme un veau » dit la légende, sous le ventre de la mère ou du moins à son sein, le Minotaure va grandir, et grossir, et devenir intenable et violent. Il se repait de chair humaine. Minos le fait enfermer dans des cages de plus en plus solides, mais à mesure qu’il croît il les brise les unes après les autres. Le roi fait alors appel à son contre-maître et décidément agent-double Dédale, pour qu’il construise sous son palais un réseau de tunnels tellement complexes qu’ il sera impossible à la créature monstrueuse (et sans doute très malheureuse) de s’échapper. Arrivé aux termes de son chantier, Dédale lui-même aura bien du mal à s’en extraire.
Arrêtons-nous un instant sur ce personnage.
Dédale est originaire d’Athènes. Son nom vient de l’adjectif « daidalos » qui désigne quelqu’un d’ « ingénieux », d’astucieux.
Il est l’inventeur de l’équerre, du niveau à bulle, de la perceuse, de la voile et de la double-hache, qui porte comme on l’a vu le nom de « labrys » et donnera, selon certaines étymologies, celui de labyrinthe.
Dédale aurait également été le premier à réaliser des statues des dieux dont les yeux sont ouverts et les membres mobiles, manifestation parfaite du mystère de la divinité (le verbe « voir » était réciproque en grec : celui qui voyait était aussi vu – et les aveugles, de fait, invisibles).
Dédale était par ailleurs le rival en architecture de deux frères, Trophonios et Agamède. L’ingéniosité des deux frères est à l’origine de leur perte : ils ménagent un passage secret dans la chambre forte où est entreposé le trésor du roi Hyriée, fils de Poséidon. Un mécanisme leur permet de faire pivoter une pierre, de pénétrer dans le coffre et d’y soutirer les richesses qui y sont entreposées. Hyriée constate la baisse de ses finances sans comprendre comment procède son voleur. Il fait appel à Dédale, qui installe un piège dans la pièce. La nuit suivante, Agamède s’y fait prendre. Son frère le tue et lui coupe la tête, pour éviter qu’on n’identifie le corps. Mais dès qu’il sort à son tour, la terre s’entrouvre sous les pieds de Trophonios et engloutit le fratricide.
Grâce à ses qualités, Dédale est promu précepteur de son neveu, Talos. Mais bientôt l’élève dépassa le maître et inventa la scie et le compas. Dédale, jaloux, le précipita du haut de l’Acropole. Pris en flagrant délit au moment d’enterrer le corps, Dédale fut banni et trouva refuge en Crète à la cour du roi Minos.
Selon la mythologie, Dédale a donc conçu et construit le labyrinthe, à Cnossos, près d’Héraklion. Mais de ce labyrinthe il n’existe aucune ruine. Minos, quant à lui est à la fois un personnage de légende et, probablement, le nom d’une thalassocratie, c’est à dire un empire des mers et des océans avec à sa tête une succession de Minos – la très florissante civilisation minoenne, bien réelle celle-ci, qui prospéra en Crète au cours du IIè millénaire avant notre ère.
Le terme latin labyrinthus, qui désigne « un bâtiment dont il est difficile de trouver l’issue », s’origine évidemment en grec ancien. On trouve ainsi le mot laburinthos, dont une signification serait « nasse du pêcheur ». On en a également rapproché l’étymologie du terme préhellénique labrys, qui désigne la hache crétoise à double lame, « la maison de la double hache », un signe d’autorité.
Il se trouve que dans les environs de Gortyne, une ville localisée de l’autre côté de la Crète, se trouvent des cavernes également appelées « labyrinthes », dont on ignore la fonction – peut-être des rituels religieux, et leur lien éventuel avec le labyrinthe conçu par Dédale à Cnossos.
Gortyne sera la capitale crétoise du premier siècle de notre ère, mais un millier d’années sépare la civilisation minoenne, qui s’est effondrée brutalement, et la civilisation grecque proprement dite.
Gortyne fait cependant aussi partie de la mythologie grecque.
Selon L’Odyssée c’est dans les prés de Gortyne que broutait le taureau blanc envoyé par Poséidon au roi Minos, et c’est aussi à Gortyne qu’est né Minos – de cela je parlerai un peu plus tard.
Le labyrinthe est également présent dans d’autres civilisations. La plus ancienne représentation d’un labyrinthe a été trouvée dans une tombe sibérienne datant du paléolithique (période de la préhistoire qui se termine il y a 11 000 ans et commence il y a trois millions d’années). Dans la mythologie nordique, c’est un artisan magicien capable de voler dans les airs qui a construit un labyrinthe, dont la manière la plus simple d’en sortir était tout simplement de s’envoler. De prendre de la hauteur, de changer de perspective… Retenons ce détail.
Selon Hérodote, dont l’œuvre d’historien et de géographe remonte au Vème siècle avant notre ère, et qui était grec, le labyrinthe le plus ancien aurait été construit dans l’Égypte ancienne il y a environ deux mille ans avant notre ère en l’honneur du pharaon Amenemhat III. Il s’agirait d’un palais funéraire de trois mille salles et couloirs construit sur plusieurs niveaux, proche de la ville de Crocodilopolis, connue pour abriter de nombreux temples dédiés au dieu crocodile-Sobek, dieu de l’eau et de la fertilité.
Hérodote parle de ce labyrinthe d’Égypte comme d’une des Sept Merveilles du monde. Cet édifice, qui n’a lui non plus jamais été retrouvé, aurait été visité par Dédale et lui aurait inspiré la construction de la prison devant enfermer le Minotaure.
Retour à la mythologie : le taureau blanc
Selon la mythologie, Zeus s’est lui-même transformé en taureau blanc, un animal extraordinaire « au poil brillant et au souffle de safran
parfumé », afin de ravir la jeune Europe, fille du roi de Tyr (aujourd’hui une ville du Liban), et de l’emporter sur son dos à travers les flots jusqu’en en Crète (Zeus aurait ainsi cherché à échapper à l’orageuse Héra, qui était à la fois son épouse et sa sœur).
Au terme de leur chevauchée fantastique, Zeus et Europe s’accouplent sous un platane. En hommage à tant de vitalité, on dit que les feuilles du platane sont, depuis, toujours vertes.
De leur union naîtront trois enfants, dont un certain Minos.
Une des étymologies de Europe est « vache au large regard », ce qui pourrait faire boucle avec la vache conçue par Dédale pour permettre à Pasiphaé de séduire le taureau blanc envoyé à Minos par Poséidon. Rappelons ici quelques éléments de la cosmogonie hellénique :
– Pasiphaé, la femme de Minos, est fille d’Hélios, dieu du soleil ;
– Poséidon, dieu des mers et des tremblements de terre, est fils de Cronos et de sa sœur et femme Rhéa, déesse de la fertilité. Cronos lui- même est fils d’Ouranos, dont il tranchera le sexe d’un coup de faux, avant de manger ses enfants, dont Poséidon.
– Zeus est le dieu des cieux, tandis que Hadès, dont il sera moins question ici, règne sur les Enfers – autre lieu labyrinthique par excellence.
Notons que la créature née de l’union entre le taureau blanc et Pasiphaé a pour premier nom « Astérion ». Or Astérion est également le nom du roi de Crète qui a épousé Europe alors qu’elle s’était déjà unie à Zeus et dont l’union, entre Europe et Zeus, avait donné naissance à trois enfants dont… Minos.
Le nom Astérion désigne donc à la fois le beau-père de Minos et son beau-fils, le minotaure.
Continuons notre labyrinthe narratif…
Mélancolie du Minotaure.
Nous avions laissé le labyrinthe construit par Dédale en compagnie de la créature mi-taureau, mi-homme.
Cet enfant, ce bâtard, va devoir expier pour des fautes qu’il n’a pas commises. Comme Œdipe, il va devenir une victime expiatoire. Faut-il s’étonner de sa férocité ? Il aurait pu sombrer dans la mélancolie et se laisser mourir au fond du puit sombre que lui a taillé le retord Dédalus. D’ailleurs, apprécie-t-il seulement la nourriture cannibale que lui fait parvenir son père ?
Minos était un grand roi. Un organisateur, un législateur (c’est d’ailleurs une de ses lois, à caractère « social » dirions-nous aujourd’hui, qui lui vaudra d’être banni à son tour). Sous son règne, la Crète prospère et devient une puissance navale. Androgée, son fils aîné, est un gaillard solide et sportif. Lorsqu’il atteint l’âge adulte, Androgée se rend à Athènes pour participer aux Jeux panathénaïques organisés chaque année au début du mois de juillet par le roi Égée, et qu’il remporte haut la main.
Jaloux, Égée le fait assassiner.
Selon une autre version, Égée, toujours aussi jaloux, contraint Androgée à se battre contre le taureau blanc de Marathon – qui n’est autre que le père du futur Minotaure– et c’est dans ce combat que meurt le fils de Minos.
Minos lance alors une attaque contre Athènes. Zeus lui vient en aide et déclenche une peste sur la ville. Les Athéniens sont forcés de se rendre. Minos leur impose un tribut : tous les neuf ans (ce qui incidemment correspond à la durée d’un règne), Athènes devra livrer à la Crète sept jeunes garçons et sept jeunes filles qui seront jetés en pâture au Minotaure.
C’est là dans notre histoire qu’intervient Thésée.
Lors du troisième tribut de neuf ans à la Crète, Thésée, fils et héritier du roi Égée d’Athènes, lui-même arrivé à 18 ans, l’âge des rites de passage à l’âge adulte, se porte volontaire pour accompagner les jeunes martyrs et combattre, à leur place, le Minotaure.
Thésée n’est pas n’importe qui. Il est lui aussi le produit d’un double accouplement. Aucune des femmes que fréquentait le roi Égée ne pouvant lui donner d’enfant, et en particulier de fils, Égée s’était adressé à l’oracle de Delphes, la Pythie, qui le dirigea vers la magicienne Médée. Celle-ci jeta à son tour un sort à une certaine Ethra, dont le nom signifie « l’ardente, la fougueuse ». Elle tombe amoureuse d’Égée.
« Après l’étreinte », dit pudiquement la légende, Égée quitte Ethra, non sans lui remettre auparavant le glaive qu’il destine au fils qu’elle mettra au monde, son futur héritier.
Restée seule, Ethra est rejointe le soir-même par un Poséidon en embuscade et avec qui elle s’unit également.
« Doublement honorée cette nuit-là », elle donne bien naissance à un garçon.
Thésée a donc pour père à la fois Égée (qui l’ignore encore) et Poséidon (qui s’en fiche). Élevé par sa mère sur l’île de Pôros, le garçon accomplit dès l’adolescence des prodiges. A dix-huit ans, il se montre capable de soulever le rocher sous lequel Égée avait disposé le glaive royal. Thésée s’en empare et se rend en direction d’Athènes. En chemin, il tue des brigands et débarrasse la région d’une laie géante (d’une taille mythologique) qui ravage les cultures, tue des hommes et n’est pas sans rappeler la Sphinge d’Œdipe.
Il entre incognito dans Athènes. Médée, devenue entre-temps la femme d’Égée identifie immédiatement l’héritier et tente de précipiter sa fin en l’envoyant capturer… le taureau de Marathon ! (celui-là même qui est supposé être également le père du Minotaure)
Thésée parvient à le capturer et revient triomphant à Athènes. Un banquet est donné en son honneur, au cours duquel la reine tente cette fois de l’empoisonner, mais Égée, au tout dernier moment, écarte du bras le verre de vin que le jeune héro va porter à ses lèvres : aux sandales qu’il porte à ses pieds, au bouclier dont il se pare, mais surtout au glaive que sa poigne ne quitte jamais, le roi a reconnu son fils.
Thésée partage dès lors avec lui le gouvernement de la cité.
Athènes vit le drame que l’on connait: depuis la mort de son fils Androgée et sa victoire sur les Athéniens, Minos, roi de Crète, exige que la ville lui envoie tous les neuf ans un tribut de sept jeunes hommes et de sept jeunes filles qui seront donnés en pâture au Minotaure. Thésée entreprend de mettre fin à ce carnage en se rendant en Crète avec les jeunes victimes afin de tuer le monstre. Égée est au désespoir, mais rien ne saurait freiner la détermination du jeune homme. Il s’embarque sur un navire agrémenté de funestes voiles noires, convenant avec son père qu’en cas de succès il reviendrait en le parant de voiles blanches.
Minos se moque de ce jeune homme qui prétend entrer dans le labyrinthe de Dédale, exterminer le monstre et en ressortir sain et sauf. C’est ne pas tenir compte de sa propre fille, Ariane, qui est tombée amoureuse de Thésée alors qu’il défilait dans la ville en compagnie des autres jeunes Athéniens.
Elle supplie Dédale de lui révéler le secret du Labyrinthe. C’est lui qui confie à la jeune femme la pelote de laine.
Sous le couvert de l’obscurité, Ariane rejoint Thésée dans le donjon où il est enfermé pour la nuit et lui glisse un glaive qu’elle a dérobé à son père (et par n’importe quel glaive : celui que Héphaïstos, le dieu du feu et de la forge, a offert à Minos pour son mariage avec Pasiphaé !) ainsi que la bobine de fil carmin que lui a remis le bon Dédale (ou peut-être ce fil est- il écru à l’entrée, mais rougi à la sortie du sang du Minotaure). La consigne est simple : Thésée doit attacher le fil à l’entrée du labyrinthe et le dérouler au fur et à mesure qu’il avancera. Un bisou, et Ariane fait promettre à Thésée que s’il s’en sort vivant, il l’emmènerait avec lui et l’épouserait. Thésée promet.
Au matin, alors qu’il s’enfonce dans le sombre labyrinthe, l’air devient putride. Le jeune homme trébuche sur des ossements et des reliefs de chair – des restes humains, très probablement, qu’il ne peut identifier qu’au toucher, tant l’obscurité est épaisse. Du fond du boyau lui parvient le bruit sourd d’une respiration fétide. Retenant sa respiration, Thésée s’en rapproche. Soudain deux yeux énormes, rougis par la fureur, la détresse et la faim, jaillissent dans la nuit. La tête baissée, ses cornes brunies de sang séché, le monstre tente de l’éventrer, mais le fougueux jeune homme saute par-dessus la bête en une figure qui depuis s’appelle « sauter à la crétoise », roule sur lui-même dans la poussière et plante l’épée dans le cœur du Minotaure, qui succombe avec un râle terrible et triste. C’est une mort à la fois nécessaire et injuste. Expiatoire, elle aussi.
Grâce à la pelote qu’il consciencieusement déroulée, Thésée remonte à la surface du labyrinthe et retrouve les bras d’Ariane.
Petite pause sémantique et architecturale avant que se dévoile à vous la suite de cette romance.
Le fil rouge : cette locution tire son origine du fil rouge de l’âme des cordes sur lequel le reste se tisse, dans la marine royale britannique, pour les préserver du vol. Cette pratique aurait été popularisée en 1809 par Goethe dans les Affinités Électives. Et selon la Kabbale, le port d’une fine ficelle écarlate autour du poignet constitue un talisman qui permet de conjurer le malheur provoqué par le « mauvais œil ».
A priori, le rapport avec le labyrinthe est ici un fil ténu… Il se trouve cependant qu’en anglais, le terme « clew », qui désignait jusqu’au 17è siècle une pelote de fil, de préférence rouge pour la visibilité, que ce trme a vu son orthographe évoluer en « clue » pour prendre, en référence aux exploits de Thésée, le sens métaphorique de l’indice. Suivre un indice, suivre le fil rouge de la pensée.
C’est le moment d’évoquer Umberto Eco, dont le labyrinthe qui abrite la bibliothèque de l’abbaye dans le Nom de la Rose peut se lire comme une représentation du monde, distingue trois types de labyrinthes.
Celui de l’antiquité, de Cnossos par exemple, comprend sept circonvolutions, avec un seul chemin qui mène vers le centre. A priori, il ne présente aucune difficulté et Umberto Eco s’en amuse même : « Si le labyrinthe crétois était déroulé, on obtiendrait un fil unique ». Le risque de s’y perdre serait en réalité minime : il suffirait pour arriver en son centre de longer en continu soit le mur de droite, soit celui de gauche, en laissant sa main sur le mur sans jamais l’enlever. Pareil pour en ressortir, dans l’autre sens, main droite ou main gauche toujours au contact du mur.
Umberto Eco distingue deux autres types de labyrinthes plus complexes : – le labyrinthe « bicursal », qui se présente comme les ramifications d’un arbre, offrant un grand nombre de voies mais toutes, excepté une, menant à des culs-de-sac. Ce principe obéit à une réalité binaire, de tentative et d’erreur, qui répond à l’algèbre de Boole.
– il y a également le labyrinthe dit « romain », avec un réseau entrelacé et infini de voies dans lequel tout point est connecté à divers autres points mais où rien n’empêche que s’établissent entre deux nœuds de nouvelles liaisons. C’est une structure en rhizome qui change sans arrêt de forme. Autant dire que dans un tel labyrinthe il y a de quoi devenir fou.
Le labyrinthe crétois a inspiré les labyrinthes d’église du Moyen Age (celui de la cathédrale d’Amiens, de la cathédrale de Chartres ou de la Basilique Saint-Vital à Ravenne, qui date du VIe siècle et est le plus ancien d’Europe.
Ces labyrinthes d’église sont toujours situé du côté ouest, d’où vienne les démons, car l’ouest, où le soleil disparaît, représente la direction de la mort (je rappelle que les églises sont, elles, toujours dirigées vers l’est, vers l’orient, et c’est de là que vient le verbe « orienter »).
Le labyrinthe d’église était appelé « chemin de Jérusalem », puisqu’il permettait aux fidèles de rejoindre, en faisant le parcours sur les genoux, la « Jérusalem céleste » qui se trouve en son centre, sans avoir à effectuer le pèlerinage coûteux et périlleux jusqu’en Terre Sainte.
A partir de la fin du Moyen-Âge le labyrinthe devient synonyme de mal, de luxure, de perdition, et de nombreux labyrinthes dessinés sur le sol sont effacés. Wikipédia nous apprend que le labyrinthe de la cathédrale de Reims est détruit en 1779 à cause du bruit produit par les jeunes fidèles qui s’amusaient de ses dédales pendant les offices.
Gaston Bachelard de son côté distingue le labyrinthe dur, cristallin et coupant de l’œuvre poétique de Huysmans et le labyrinthe mou de l’oeuvre de Gérard de Nerval, opposant la castration, dans ce naufrage existentiel qu’est En Rade de Huysmans, à la moiteur intestine de l’Aurélia de Nerval. Mais qui serions-nous, pauvres pécheurs de l’Inconscient, à privilégier l’un à l’autre ? L’essentiel n’est-il pas de ne pas s’enliser dans le lisier de la mélancolie ? Ou pour se permettre cette basse allusion de litière : s’enlisier dans la mélancolie, n’est-ce pas le piège que nous tend le labyrinthe ?
Revenons à Thésée !
Le jeune homme est donc sorti de ce labyrinthe dont on dit que seul deux autres personnes en dehors de lui ont pu s’en extraire : Dédale et son fils Icare et puisque nous sommes décidément pris dans les circonvolutions du récit faisons un autre bref détour, par ces deux personnages.
Minos en effet a fini par beaucoup en vouloir des trahisons de son artisan (le coup de la vache lui est encore en travers de la gorge) et il fait donc jeter Dédale et son fils dans les couloirs du labyrinthe. Le réseau est tellement complexe que son propre architecte ne saurait cette fois en sortir – sans sa pelote de laine, faut-il le préciser. Mais Dédale est malin. Lui vient à présent l’idée de s’élever au-dessus du labyrinthe, rejoignant ainsi la méthode nordique évoquée précédemment (cette méthode présente toutefois l’inconvénient d’être incompatible avec la topologie d’un labyrinthe souterrain, tel que celui de Cnossos nous a toujours été décrit. Je n’ai pas la réponse à cette aporie.)
Toujours est-il que Dédale invente à cette occasion l’aile volante, semblable à celle des oiseaux, confectionnées avec de la cire et des plumes. Il met en garde son fils, lui interdisant de s’approcher trop près à la fois de la mer, à cause de l’humidité, et du Soleil, à cause de la chaleur. Mais Icare apprécie la vue d’avion et veut en voir davantage. Grisé par le vol, il oublie les consignes paternelles et prend de plus en plus d’altitude. La chaleur fait fondre la cire jusqu’à ce que ses ailes finissent par lui échapper. Il meurt précipité dans la mer qui porte désormais son nom : la mer Icarienne.
Plus sage, Dédale vole moins haut et parvient à quitter la Crète, pour se réfugier auprès du roi Cocalos. Celui-ci règne une île qui ne s’appelle pas encore la Sicile, mais où sourdent déjà des sources d’eau brûlante. Retenez le détail…
Minos, qui ignore où Dédale se terre, le traque d’île en île, menant l’enquête avec un ingénieux stratagème : il promet une grosse somme d’argent à qui réussirait à faire passer un fil à l’intérieur des volutes en double spirale d’une coquille en colimaçon. Lorsque le roi Cocalos lui restitua la coquille avec le fil qui la parcourait, Minos sut qu’il avait retrouvé Dédale. Lui seul pouvait résoudre le problème, ce qu’il avait accompli (il ne savait pas qui l’avait posé) en introduisant dans le labyrinthe de la coquille une fourmi à laquelle il avait attaché un mince fil de laine…
Mais Dédale a décidément plus d’un tour dans son sac à malice.
Profitant des bains d’eau bouillante, il fait croire aux hôtes qui accueillent Minos que celui-ci a coutume, lors de sa toilette quotidienne, de se faire arroser d’un jet brûlant. Et c’est ainsi que périt Minos, loin de sa Crète natale, ébouillanté dans les terres volcaniques de Sicile.
Et Thésée ? Nous l’avons laissé à la sortie du labyrinthe, fourbu mais soulagé, dans les bras de la belle Ariane. Il se sauve en mer avec ses compagnons et la jeune femme, mais il ne tiendra pas sa promesse de l’épouser : il la drogue et profite de son sommeil pour l’abandonner sur l’île de Naxos. Thésée sait pourtant qu’Ariane a trahi sa famille pour lui et que tout retour à Cnossos signifierait pour elle la mort.
Pourquoi cet abandon, alors que du point de vue de la comédie romantique Ariane a tout pour plaire ? Les gravures antiques la représentent en effet avec une abondante chevelure blonde et bouclée, et son nom lui-même désignait « un être très agréable ».
Les versions divergent tant pour ce qui concerne la cause de la conduite de Thésée que pour le sort ultérieur d’Ariane.
Dans l’une de ces versions, la jeune femme meurt tout simplement de chagrin.
Dans celle qui est proposée l’épopée dionysiaque, Ariane quitte l’île de Naxos pour suivre le dieu de la vigne, de la fête et des plaisirs. Dionysos l’emmène sur l’île pittoresque de Lemnos, où Ariane aura de lui plusieurs enfants.
Selon la version relatée par Homère, en revanche, ils n’ont pas d’enfant ; Dionysos en veut à Ariane, il est jaloux de son amour pour Thésée et il la fait assassiner d’une flèche par Artémis, la déesse de la nature, de la chasse et de la femme en général (Diane chez les Romains).
Cette version homérique a été reprise par Jean Racine dans Phèdre, dont vous reconnaîtrez peut-être les vers fameux de la scène 3 du premier acte:
« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! »
Voilà pour Ariane.
Mais qu’en est-il des motivations de Thésée ?
Dans une autre version encore, l’abandon d’Ariane se présente comme un accident : face à une tempête qui menace leur bateau, Thésée est obligé de lever l’ancre en catastrophe et sans Ariane, qui sera tirée des griffes de son père par Dionysos, devenu son « vrai » mari. Une variante, proposée par Plutarque : lors de la fuite en bateau Ariane est déjà enceinte de Thésée, elle souffre du mal de mer et il a préféré se faire débarquer sur l’île de Chypre.
Quoiqu’il en soit, séparé de sa bien-aimée, au comble du chagrin et entouré d’un épais brouillard à l’approche d’Athènes, Thésée en vient à oublier de changer les voiles – rappelez-vous ce dont il avait convenu avec son père le roi Égée : s’il a triomphé du Minotaure, Thésée au retour remplacera les voiles noires par des voiles blanches.
Égée guette l’arrivée du navire. En apercevant les voiles noires, accablé par ce destin funeste, il se jette dans la mer et meurt noyé. Et c’est donc en héros endeuillé, malgré sa victoire contre le monstre, que Thésée revient dans le royaume qui à présent lui appartient, au bord de la mer Égée, puisqu’elle porte désormais ce nom.
Danse de vie, danse de mort
Selon Plutarque, Thésée, après son aventure crétoise, aurait inventé une danse en rond, « sur une combinaison de mouvements alternatifs et circulaires », autour de l’autel d’Apollon. Cette danse, évocatrice du fil d’Ariane et de la nostalgie douloureuse de Thésée, pourrait être la survivance d’une danse archaïque de labyrinthe. En effet, dans l’Iliade, Homère évoque le labyrinthe crétois comme un haut lieu de la danse, avant d’être celui de l’affrontement entre Thésée et le Minotaure, mais peut-être s’agirait-il là du labyrinthe de Gortyne, plutôt que de celui de Cnossos.
Ariane et Dionysos auraient eux aussi pratiqué cette danse où la vie et la mort s’entrecroisent et tissent la trame de l’existence. Danser dans le labyrinthe, c’est aller à la rencontre de son monstre intérieur et partir à la conquête de l’amour ou de l’immortalité – pareillement inaccessibles. Cette danse est également appelée « danse des grues », geranos, en l’honneur d’Apollon, dont la grue sauvage est un élément emblématique : elle célèbre le changement de saison et le retour de la lumière solaire, de la vie sur l’obscurité de l’hiver et de la nuit.
Le labyrinthe serait donc une métaphore de la condition humaine : l’homme obscur à lui-même, qui se perd en cherchant à se connaître. Il symboliserait l’âme humaine dans toute sa complexité labyrinthique, renfermant le mal (le monstre, lequel sexuel d’abord sexuel et dévorant) mais ouvrant, quand on le terrasse, à la lumière. Le labyrinthe offre aussi, pour toute la claustrophobie de son architecture, quelque chose d’une vertigineuse angoisse pascalienne : l’homme perdu dans l’univers, dans le silence éternel de ces espaces infinis, où il n’y a pas de réponse, puisque la seule question qui se présente est quelle était donc la question ?
C’est une métaphore du savoir, avec toute son ambivalence biblique : tout comme l’arbre de la connaissance, le fameux pommier, est empoisonné par le serpent, l’envol d’Icare mène à sa perte – et là aussi on peut percevoir, dans cette incandescence, la menace du sexuel.
Il y a cependant dans ces dualités, dans cette articulation biologiste binaire entre vie et mort, ombre et lumière, élévation et chute quelque chose qui fait défaut, un tiers qui manque et ce qui manque ici, dans cette pelote trop bien ficelée, c’est le manque justement, que nous enseigne la fable pessimiste de Thésée.
Car Thésée, pas plus qu’Œdipe par ailleurs, ne sort indemne de son expédition dans les entrailles du labyrinthe. Il y entre avec un objectif – se débarrasser de ce Minotaure qui tous les neuf ans dévore de jeunes Athéniens sacrificiels – qu’il mène à bien. Grâce à une sorte de cordon ombilical, rouge sang, il s’en extrait –avant de prendre, comme il se doit, la mer… A ce propos, pour certains psychanalystes jungiens, parcourir le labyrinthe serait, je cite l’auteur américain Neel Burton, « entrer dans le ventre de la mère et voyager vers l’intérieur, et en ressortir dans une sorte de renaissance ».
Un rituel initiatique, en somme, comme s’il s’agissait d’une épreuve de Koh Lanta… On peut y voir une expérience humaniste, camusienne : sortir du labyrinthe grâce au lien (seul, on n’en sort pas).
Sauf que. Pour Thésée aussi, cela se joue, au-delà de sa petite personne et de sa romance avec Ariane, dans la mort du Père : il ne tue pas que le Minotaure (avec, déjà, un glaive paternel, en l’occurrence celui de Minos) mais par un oubli funeste (le changement de voiles), il tue également et de chagrin son propre père.
C’est une vision pessimiste de la condition humaine et à ce titre elle est salutaire : de même que tout empire périra, père, mère, tout parent pourrira ou, dans une version contemporaine et hygiéniste : sera réduit en cendres. Et de préférence avant la qu’un sort similaire n’atteigne la descendance.
L’humus ou la cendre, peu importe le choix de la civilisation, puisque selon l’Ecclésiaste « tout retournera à la poussière » (« c’est dire l’importance du plumeau », répond Alexandre Vialatte…)
Chez les Grecs déjà, personne ne sort jamais vainqueur : toute la mythologie est un labyrinthe au déterminisme inextricable.
L’homme n’y est libre que tant qu’il ne cherche pas à échapper à son destin.
La ligne du destin… L’erreur serait de ne considérer le labyrinthe que sous la forme de l’espace : le labyrinthe, c’est aussi le temps. Pour reprendre la formule de Deleuze, disons qu’à l’instar de l’inconscient, le labyrinthe est à la fois histoire et géographie. Un labyrinthe dans le Temps plutôt que dans l’Espace ?
Cette idée a été largement explorée par Borgès à travers toute son œuvre, notamment dans ce recueil de contes qui s’appelle L’Aleph, un mot de grec ancien pour désigner, précisément, l’infini.
Dans la plupart des ouvrages de fiction, chaque fois que diverses possibilités se présentent au personnage, celui-ci en adopte une et élimine les autres ; dans la nouvelle « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », le personnage de Ts’ui Pên les adopte toutes simultanément. Il créée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent eux aussi, bifurquent et se multiplient à l’infini.
Il se trouve dès lors pris dans un labyrinthe non pas tant physique que temporel, où ce que l’on appelle grammaticalement le passé, le présent et le futur forment des boucles, des événements récurrents mais aussi des court-circuit, des échappées belles vers différentes réalités.
Pour s’en extraire, au lieu de chercher une sortie physique, on pourrait alors chercher un moment ou une idée, un mot de passe ou tout autre clé symbolique, pour « résoudre » ce labyrinthe temporel à la manière d’une énigme.
C’est ce que Freud a entrepris avec son Interprétation des Rêves.
Pour Borgès (et d’une certaine manière pour Freud), le réel et l’imaginaire sont sur le même plan, ils ont la même valeur, le même poids, la même densité. Cela en fait, littérairement sinon littéralement, un contemporain de Cervantès.
Borgès est allé jusqu’à inventer un nouvel auteur au Don Quichotte. Dans cette nouvelle, Pierre Ménard est un écrivain français qui entreprend dans les années 1930 de réécrire à l’identique le livre premier du Quichotte, dans l’espagnol classique de Cervantès. Sans véritable surprise chez ce roublard de Borgès, l’œuvre apocryphe, plagiaire, va jusqu’à surpasser l’original : écrit au XXe siècle, le texte de Pierre Ménard est dans son essence même nourri d’une dimension nietzschéenne qui n’était pas à la disposition de Cervantès au début du XVIIe siècle.
Pierre Ménard, faut-il le rappeler, n’existe pas.
Dans L’Aleph, plusieurs des nouvelles de ce recueil mettent en scène des labyrinthes « réels », dans leur architecture. Ainsi dans l’Immortel :
« J’arrivai à une vaste chambre circulaire presque invisible. Cette cave avait neuf portes ; huit introduisaient à un labyrinthe qui, insidieusement, ramenait à la même chambre. La neuvième (grâce à un autre labyrinthe) donnait sur une seconde chambre circulaire, identique à la première. J’ignore le nombre total des chambres ».
(Le narrateur, au début de la nouvelle, est un certain Marcus Flaminius Rufus, tribun d’une garnison reculée d’Égypte, qui a entendu parler d’une cité d’immortels et décidé de la découvrir. Ayant perdu tous ses hommes, Marcus erre de longs jours dans le désert sans trouver d’eau, « de longs jours ou un seul jour immense, multiplié par le soleil, la soif et la crainte de la soif… Je rêvais d’un labyrinthe ».
Comme on le voit, le temps ici fait boucle avec l’espace.
Marcus finit par arriver en un lieu désolé où des Troglodytes amorphes, nus et sales, contemplent sans la voir la Cité des Immortels, terrible labyrinthe désert où il manque de devenir fou. Marcus tente de survivre parmi les Troglodytes ; en buvant à leur ruisseau, il se rend compte que c’est là la source d’immortalité. Il rejoint alors les ermites immortels, qui négligent leurs corps au profit de la recherche de vérités universelles. L’un d’eux, le grand Homère, se targue d’avoir suggéré la démolition et la reconstruction aberrante de la cité afin de couper leurs attaches matérielles.
Après de nombreuses années, tous se lassent de l’immortalité : ils partent alors, séparément, quérir une source qui leur rendrait leur condition de mortels. Le narrateur vit de nombreuses existences, avant d’enfin trouver cette eau près d’une ville d’Érythrée.
La fin de l’histoire montre que le narrateur n’est autre que Homère, qui, au fil du temps, est devenu le reflet du Romain Marcus.
Dans La demeure d’Astérion, le Minotaure (Astérion est son autre nom) établit le constat suivant : « Toutes les parties [de sa demeure] sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. Les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze (sont en nombre infini) ». Du nombre à l’innombrable, on passe subrepticement à l’infini, et de l’infini au néant. Et du néant à nouveau au labyrinthe.
Pour Borgès, le chemin de l’écriture, parcourt le labyrinthe : son symbolique est lui-même labyrinthique, et c’est bien pour cette raison qu’il n’y a pas d’issue.
Il y a là quelque chose d’étouffant, d’obsessionnel et peut-être bien de pervers, qui en fait sa saveur mais aussi, un paradoxe de plus, sa limite. L’auteur de cette œuvre en est le maître du jeu mais il en est aussi le prisonnier. Il mène une investigation désespérée du temps et de l’espace, dans une interrogation dramatique sur l’infini (l’Aleph), l’absolu, l’éternité, dont personne, comme chez les Grecs, ne sort indemne, ni le personnage, ni l’auteur – ni le lecteur.
Ou peut-être s’agit-il là aussi de mélancolie ? Sortir du labyrinthe relève à la fois de l’acceptation et du renoncement : l’acceptation de la castration, le renoncement à l’infini, à la jouissance – mais pas au désir, c’est là toute la difficulté.
« Écrire, c’est se perdre », écrit Borgès.
Dans La Quête d’Averroès, le narrateur nous dit :
« Je compris, à la dernière page, que mon récit était un symbole de l’homme que je fus pendant que je l’écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l’infini ».
Le labyrinthe est à la fois ce qu’on peut concevoir de plus strict comme forme et de plus mobile par l’inépuisable variété des combinaisons que proposent les entrecroisements des chemins. Dans un labyrinthe, on peut mourir d’épuisement sans jamais en trouver la sortie – ou le centre, quand ce n’est le Minotaure.
« Tu ne t’es pas réveillé à la veille, mais à un songe antérieur, constate le mage de L’Écriture de Dieu1. Ce rêve est à l’intérieur d’un autre, et ainsi de suite à l’infini. Le chemin que tu devras rebrousser est interminable : tu mourras avant de t’être réveillé réellement. »
Thésée, suite et fin (mais à l’infini)
Il est temps de conclure, même si du labyrinthe on ne sort jamais vraiment (indemne).
Dans « La demeure d’Astérion » (nouvelle également présente dans le recueil L’Aleph), le Minotaure trompe sa solitude en s’inventant un compagnon imaginaire, qu’il appelle « l’autre Astérion ». « Je sais qu’un jour mon rédempteur viendra. Comment sera-t-il ? Je me le demande : un taureau ou un homme ? Un taureau à tête d’homme ? Ou sera-t-il comme moi ? Ce jour-là, la solitude ne me fera plus souffrir. »
Ce « rédempteur » n’est autre que Thésée, bien sûr. Lorsque celui-ci rencontre le Minotaure, il a en face de lui une créature douce et fragile, en proie au doute, un monstre humain, trop humain, plus scandaleux que celui de la légende grecque. Un Minotaure mélancolique.
« “Le croiras-tu Ariane ? dit Thésée, le monstre s’est à peine défendu.” » C’est évidemment la thèse de Borgès qui, faisant de l’effroyable créature une victime d’elle-même et du héros un bourreau malgré lui, n’est pas à un retournement près.
Cette inversion a cependant comme vertu de mettre en évidence le lien qui lie l’un à l’autre, et de ce drame la philosophe Baldine Saint-Giron nous propose une lecture à la fois psychanalytique et féministe (surprise, les deux ne sont pas incompatibles !) :
« Quel est le pire des Minotaures ? » demande la philosophe. A Thésée, Ariane lui aura tout donné : le fil directeur, la hache sacrificielle, la lumière dans les ténèbres. Pour tout remerciement, Thésée l’abandonne une fois enceinte de ses œuvres. « Le vrai labyrinthe n’est-il pas pour Thésée le principe féminin même ? », interroge encore la philosophe. Voilà qui jette un éclairage brutal sur la définition que Lacan donne de l’amour : « Donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».
Mythe ou réalité, en nous le labyrinthe est bien réel. Qu’il s’agisse de la trace tenace d’une souffrance ancienne, des mains froides de l’angoisse, de nos rêves au recoins obscures et terrifiants, l’archaïque du labyrinthe tapisse notre psyché. Chacun peut en faire l’expérience quand, au petit matin, il se réveille d’un songe douloureux ou d’un cauchemar savoureux.
La cure psychanalytique est elle-même un labyrinthe, dont on ne sort pas davantage indemne.
A l’infini faite de répétitions, de boucles et d’errances, la cure est un labyrinthe dans lequel l’analyste et l’analysant sont tour à tour Thésée et le Minotaure, Minos et l’architecte Dédale, le cordon à la fois salutaire et potentiellement mortifère. A trancher, sans doute, mais quand, et par qui ? L’ombilic du rêve, nous enseigne Freud, c’est le point qui excède l’analyse, là où le déchiffrement ne peut pas aller plus loin. L’acceptation d’une limite.
Notre métier (à tisser le fil) d’analyste est un rêve modeste et fou, celui de l’amour d’Ariane : permettre au sujet d’advenir (wo es war soll ich werden), sans trop de mélancolie, pas trop fou et suffisamment éveillé au monde pour s’aventurer dans le labyrinthe du désir.
Philippe Romon