Christine Angot : « Le Voyage dans l’Est », voyage dans l’inceste.

 

Texte lu et présenté par Philippe Romon le 30 mars 2022 dans le cadre du groupe de travail consacré aux « questions contemporaines/publicité de la psychanalyse » de la Société de Psychanalyse Freudienne (SPF).

Ce groupe est animé par Isabelle Alfandary et Daniel Koren.

 

 

Avant de commencer, j’aimerais dire qu’à la suite du livre de Christine Angot  et pour me soutenir dans l’épreuve de cette présentation, j’ai entrepris de lire le « Berceau des dominations » de l’ethnologue Dorothée Dussy, ouvrage qui se présente comme une « anthropologie de l’inceste », paru en 2013, et republié en poche en 2021. Cette enquête de terrain, qui propose de nombreux témoignages d’incesteurs –  des témoignages parfois très durs – vise à dénoncer les dérives du patriarcat et le dispositif de l’inceste qu’il met en place. Par l’écrasante chape de silence qu’impose le tabou de l’inceste agi, la famille, l’entourage, la société tout entière se rend complice de l’acte d’inceste. Toute le monde est concerné, interpelé, nous psychanalystes en particulier.

Parce qu’il est revenu sur sa neurotica, Freud est aujourd’hui vilipendé par les tenants d’une explication socio-anthropologique dure. Mais cette démarche passe cependant à côté des ressorts inconscients qui sont à l’œuvre dans l’inceste et passe à côté aussi d’une distinction fondamentale entre l’inceste fantasmatique, œdipienne,  et l’inceste agi.

« L’inceste, c’est l’inceste, ce n’est pas l’œdipe, écrivait Racamier en 1992. C’en est même tout le contraire. »

Cette phrase, ici trop synthétique, méritera de plus amples développements, que l’on trouvera fort à propos dans le petit Que Sais-je que la psychanalyste Hélène Parat a consacré à l’inceste en 2004, et que j’ai également lu en préparation de cet exposé.

L’Inceste de H. Parat introduit notamment au travail essentiel du psychanalyste et psychiatre Claude Balier.

 

 

  • La lecture du « Voyage dans l’Est ».

Que l’on en soit horrifié ou fasciné, ou les deux à la fois, qu’on ressente de l’exaspération ou de l’admiration, la lecture de ce Voyage dans l’Est –véritable voyage dans l’inceste,  est une épreuve qui ne laisse pas indifférent – dont on ne sort pas indemne. Pour ma part en tout cas, ce « roman », puisque c’est ainsi que se présente ce texte, m’a troublé, m’a perturbé, m’a affecté, tout comme auparavant m’avait troublé, perturbé, affecté la lecture de Une Semaine de vacances (2012) ou L’Inceste (pas le Que Sais-je de Parat mais le livre de Christine Angot) dont la parution en 1999 avait lancé la notoriété controversée de son auteure.

 

Récit d’un inceste entre un père et sa fille, depuis l’âge de 13 ans jusqu’à 26-28 ans,  Le Voyage dans l’Est de Christine Angot pose également la question du consentement : peut-on dire d’une femme adulte sous l’emprise de son père qu’elle consent à une relation amoureuse et sexuelle entamée avec lui au sortir de l’enfance ?

Sans doute faut-il rappeler qu’il y a une différence entre l’inceste pédophile agi sur un petit enfant de cinq ou sept ans et celui qui met en scène, comme dans ce livre, une jeune fille de 13-14 ans et qui sera encore dans une relation incestueuse avec son père à 26 ans. Il ne s’agit pas de minimiser ce dernier. Mais peut-être, là aussi, de sortir de la confusion des émotions.

 

La place qu’occupe Angot dans son propre texte présente un ou plusieurs problèmes. Elle-même entretient la confusion entre le vrai et le faux propres au roman, puisque c’est ainsi que se présente son Voyage dans l’Est – « surtout pas un témoignage », dit-elle à la fois dans le texte, vers la fin, et dans les interviews qu’elle a donné après sa parution. La force de séduction que sa prose exerce sur le lecteur – on peut ne pas y être sensible, mais on peut l’être…– est également un problème qui doit être évoqué, puisque cette prose nous happe et nous entraine dans le processus même de séduction dénoncé dans l’inceste : est-ce là un tour de force de l’auteur ou une manipulation de plus dont elle-même serait la victime ?

 

 

  • Le Voyage dans l’Est est un récit minutieux, d’une grande richesse d’observation et d’une indéniable force de témoignage, une enquête à la fois sur les souvenirs, incertains, fragiles, fuyants, et les faits rapportés par des témoins qui ne le sont pas moins, fuyants, fragiles, incertains. Angot ne nous épargne rien du caractère pornographique de cette relation : ce qu’elle a vécu, l’excitation dans l’abjection qu’elle a vécu, elle souhaite nous le partager, déployant par ce procédé le postulat pervers de l’inceste : un tu es à moi au nom de l’amour que j’ai pour toi, dit le père, amour que la fille ressent pour lui – il n’y a pas de frontière, pas de limite entre nous – le sujet se dissout, au prix d’une véritable hémorragie psychique (dirait Joyce McDougall) dans l’emprise de l’autre.

 

Christine est née en 1959, à Châteauroux, dans l’Indre. Elle porte le nom de sa mère, Schwartz, parce que son père, Pierre Angot, ne l’a pas reconnu à sa naissance. Pierre Angot et Rachel Schwartz se sont rencontrés alors qu’il intervenait comme traducteur à la base aérienne américaine de Châteauroux. Il a quitté la jeune femme lorsqu’elle (Rachel) s’est retrouvée enceinte de lui.

Pierre Angot est un homme brillant ; élégant, fin lettré, il dirige le service de traduction au Conseil de l’Europe à Strasbourg, parle « entre vingt et trente » langues, conduit de belles voitures, descend dans de bons hôtels. Rachel est de condition plus modeste : elle a commencé comme dactylo à la Sécurité Sociale, puis a gravi les échelons jusqu’à être chef du personnel dans un établissement hospitalier. Elle est décrite tout au long du récit comme toujours très amoureuse de Pierre Angot, des années après qu’il l’a quittée.

Christine porte d’ailleurs comme deuxième prénom celui de Pierrette. L’enfant grandit à Châteauroux, avec sa mère ; son grand-père maternel est un juif d’Europe central né à Alexandrie, le détail aura son importance plus tard dans le récit ; ce grand-père ne vient leur rendre visite que très occasionnellement. A part un oncle, la petite Christine a donc peu d’hommes dans son entourage.

Bonne élève, elle fréquente un établissement privé.

 

Au début du récit, Pierre Angot vit à Strasbourg, où il est marié à une femme d’origine allemande, avec qui il a deux enfants. Christine n’a aucun souvenir de lui ; elle a simplement vu une photo, qui datait d’avant sa naissance.

 

La mère a pris l’initiative de ce voyage dans l’Est en partie parce qu’une nouvelle loi sur la filiation permet désormais au père, avec l’accord de son épouse légitime, de reconnaître à postériori un enfant naturel. Ils descendent dans un hôtel réservé par le père.

 

Christine est très émue lorsque celui-ci apparaît. « Je n’avais vu ce genre d’homme qu’à la télévision ou au cinéma. » Elle se jette dans ses bras, en sanglot. « Je pleure parce que je suis contente. »

 

Le lendemain, Christine et sa mère se rendent pour quelques jours à Gérardmer, dans les Vosges. Christine une chambre à elle. Son père leur rend visite. Il va la voir dans sa chambre, lui offre en cadeaux des dictionnaires d’allemand et d’italien.

« Je suis fier d’avoir un papa comme toi, lui dit-elle. Je n’aurais pas pu rêver mieux.

– Pour moi aussi, Christine, c’est une rencontre extraordinaire. »

Il la regarde dans les yeux, fait un pas en avant, et l’embrasse sur la bouche.

« Le mot inceste s’est immédiatement formé dans ma tête », écrit Angot. Elle se le formule distinctement : « Tiens, ça m’arrive à moi, ça !? »

Christine constate qu’à l’occasion de ce voyage, la relation sexuelle a repris entre sa mère et son père

[l’incesteur ne reconnaît pas la différence entre les générations]

Le père repart à Strasbourg et la mère est triste, désemparée de cette nouvelle séparation, des sentiments qui se sont réactivés.

Christine ne lui parle pas du baiser sur la bouche. Elle traite l’incident comme un événement unique, qui ne se reproduirait pas. Peut-être une « mauvaise interprétation » de sa part. [tentative de déni]

Elle en garde cependant la trace, « une impression informe, diffuse, insaisissable, désagréable. » Pourtant, elle espère revoir son père. « Cet espoir me guidait… Et s’il recommençait, j’ai pensé que je lui dirais que je ne voulais pas. »

Peu après, Pierre Angot appelle Christine au téléphone.

« Je suis tellement heureuse de te connaître », lui dit-elle.

Il répond : « Ce que je ressens pour toi, je ne l’ai jamais ressenti pour personne.

– Tes enfants… objecte Christine.

— Ça n’a rien à voir. Avec toi, j’ai l’impression d’avoir rencontré un autre moi-même… Je vais te garder dans mon cœur, et penser à toi. Tu veux bien ? », demande-t-il.

« Bien sûr, moi aussi », répond-elle.

« Tu sais ce qui se passe, là, quand j’entends ta voix au téléphone ? » Et il détaille : son sexe devient dur. Sait-elle ce que cela signifie ? Non, dit-elle.

« Ça veut dire que je t’aime et que je ne peux rien contre ça. »

[je ne vais pas continuer à présenter des commentaires à chacune de ces phrases terribles –je préfère donner la place à ceux de l’auteure :]

« Je n’ai rien pensé. Je ne ressentais rien. Il faut bien voir l’effort que fait la personne pour ne pas penser, et ne rien ressentir. »

 

Par la suite, Christine va encore chercher à parler à sa mère du baiser sur la bouche. « Mon intention était claire, mais je ne trouvais pas les mots. La phrase ne se formait pas. L’intention se fracassait sur un vide. »

 

Une correspondance s’engage. Christine envoie un poème à son père. « J’aime tes vers, Christine, ce sont les battements de ton cœur. »

 

Mais la relation se distancie. Christine lui écrit moins souvent. Le père s’en inquiète. Peut-être craint-il que Christine a parlé du baiser ? En fait non, pour elle le souvenir de la scène dans la chambre d’hôtel se désagrège.

Puis Pierre Angot vient à Châteauroux pour officialiser l’état civil de sa fille.

« Je ne savais pas comment l’appeler : papa, ou Pierre ? »

 

Dans les mois qui suivent, Christine et Rachel déménagent à Reims, où sa mère a trouvé un nouvel emploi. Son père vient leur rendre visite dans l’appartement qu’elles occupent. Christine constate que ses parents ont couché dans la même chambre, à nouveau, et elle s’en attriste.

Ce même jour, Pierre emmène Christine en voiture. Elle questionne son père sur ses activités professionnelles. Il a les deux mains sur le volant. « Il en a posé une sur mon genou. J’ai fait comme s’il ne se passait rien. J’ai regardé le paysage. La main allait et venait sur ma cuisse. Elle s’est déplacée vers le haut. »

Christine est consciente de sa position à tout moment. Elle adopte « l’attitude de quelqu’un qui n’a rien de particulier à dire », donc qui ne dit rien, ne fait rien. « Mon état intérieur, à l’opposé, était agité. »

Son esprit pour autant n’est pas vide mais appliqué à surveiller. « Une surveillance de tous les instants ». Surveiller les gestes de son père, « le déplacement d’un doigt sur le tissu de mon pantalon ». Se surveiller elle-même : ne pas donner la moindre indication de son trouble.

A un moment, il lui demande si elle est fatiguée, lui propose de s’allonger sur ses genoux. Elle refuse. Il n’insiste pas.

« J’ai pensé : voilà, il suffit que je dise non. »

[je me permets encore cette didascalie : le négatif freudien, structurellement fondateur, est ignoré, bafoué dans l’inceste]

Mais Christine est consciente que la main peut revenir.

« J’en avais peur. Mon attitude ne devait pas refléter cette peur. »

Par la suite, elle se rendra compte que cet état de vigilance, elle l’applique désormais à tout son entourage. « Il fallait que ce soit cohérent.  Je faisais une forteresse à l’intérieur de laquelle ce qui existait n’existait pas. »

[hypothèse : C’est bien cette phrase qui nous ramène à la question du « roman », ce  «  faire en sorte que ce qui existait n’existait pas » ; Christine angot entreprend donc un double voyage :  par la psychanalyse, elle va faire du trauma un récit qu’elle peut se réapproprier en tant que sujet, pour en faire ensuite un roman, une œuvre littéraire, pas un récit factuel, pas un témoignage, qu’elle peut détacher d’elle et nous donner à lire]

 

Ils roulent maintenant en forêt. L’adagio d’Albinoni en fond sonore. « J’étais plutôt bien. Il a remis sa main. Je m’y attendais. J’étais restée en état d’alerte. » Mais il lui faut « surveiller le dosage » de sa propre réaction, afin que lui n’ait pas l’impression que son geste provoquait en elle de l’émotion, de l’excitation. Si elle montre de la tension : un risque. Si au contraire elle se montre trop détendue : un risque également. « Qu’est-ce que tu fais avec ta cuisse », lui demande d’ailleurs son père.

— Rien.

— Alors souris-moi, montre-moi tes petites dents blanches. »

 

Elle s’invente des raisonnements : c’est par manque d’habitude des relations père-fille qu’elle est mal à l’aise. Ou alors : ce genre de contact risque d’empiéter sur un rapport père-fille normal, de l’altérer. Ou alors : l’erreur d’interprétation ; l’incertitude.

Elle n’y croit pas vraiment, à ses raisonnements.

 

Il gare la voiture dans la forêt. Lui déclare à nouveau son amour, et pose sa bouche sur la sienne. « Ouvre tes lèvres… un peu plus… non pas comme ça. »

Un baiser « humide, mou, glissant, long. » Elle est « surprise par la salive ». Elle n’ose pas s’essuyer le menton « par peur de le vexer ».

Ils rentrent à Reims. Elle prévient sa mère qu’elle dinerait avec lui à l’hôtel [elle est donc active]

Là, prétextant un mal de tête, il l’entraîne dans sa chambre. Lui demande de s’allonger contre lui[ce qu’elle fait] Il lui caresse les seins.

Dans la nuit, elle passe en revue « les erreurs » qu’elle a pu commettre : s’allonger à côté de lui, par exemple. Elle se forge une « part de culpabilité ». [Celle-ci au moins est une culpabilité consciente]

 

Le week-end suivant, le père vient la chercher à la sortie de l’école. Elle le présente à une copine. Pour éviter les trajets de l’hôtel à l’appartement, il a réservé deux chambres. Après le diner il accompagne Christine dans la sienne, entre dans la salle de bain et en ressort le bas du corps nu. « Je n’avais jamais vu de sexe masculin ». Il touche ses seins, prend sa main et la pose sur son pénis, lui enseigne la masturbation.

Quand Christine rentre à la maison, elle trouve sa mère déprimée d’avoir dû se rendre seule au cinéma.

Christine ne lui parle pas de ce qui s’est produit. « Il fallait ignorer des pans entiers de réalité, éclairer des points positifs, faire semblant d’avoir oublié certaines scènes… Il fallait que je puisse prétendre à mes propres yeux que j’étais heureuse.» [revoilà le mécanisme de déni déjà évoqué]

 

Ils continuent à se fréquenter. Pilote amateur, il l’emmène faire de l’avion au Touquet. Elle a mal au cœur. Il le lui reproche : « si tu savais ce que coûte la location… ».

Elle n’ose pas s’opposer à lui. « J’entrais toujours dans sa logique. J’avais peur d’être une personne face à lui. Que mon point de vue soit écrasé. »

 

Après la sortie en avion, à la terrasse d’un café, il lui fait remarquer un couple d’homosexuels. « Tu sais comment deux hommes font l’amour ? » Elle l’ignore. Il lui explique en détail la pénétration anale. Évoque une expérience homosexuelle qu’il a failli avoir. « Il faut avoir des expériences, savoir de quoi on parle. »

Puis ils se rendent à l’hôtel. Christine regagne sa chambre. On frappe à la porte. Elle ouvre. Son père l’invite à tirer les volets et à s’allonger contre elle. Il la caresse sous son pull.

« Pourquoi tu fais ça ?

Parce que je t’aime, Christine. Souris-moi. tu veux bien ? »

Il lui retire son pantalon, lui caresse le sexe en faisant des commentaires appréciatifs, puis la pénètre d’un doigt. Et invite sa fille à regarder son pénis en érection. « Tu veux bien le toucher ? »

Angot conclut ce chapitre :

« Au Touquet ou ailleurs, il m’est arrivé de voir ses yeux s’ouvrir au réveil et découvrir mon visage sur l’oreiller avec l’air de m’aimer. Il y a probablement eu des sentiments.  Je ne peux pas tout mettre sur le compte de la manipulation. Ça paraît un peu facile. »

[que faisons-nous de cette phrase ??? ambivalence du consentement ?]

 

  • Sans une parole de sa mère.

Lors d’une visite à Châteauroux en voiture avec sa mère, Christine est malade. Elle vomit. Sa mère lui retient les cheveux. « J’ai pensé que si elle me posait une question, là, tout de suite, si elle me mettait sur la voie j’essaierais de lui dire ce qui se passait avec mon père. » Mais sans son aide, sans une parole de sa mère, de but en blanc, elle n’y arrive pas.

 

  • Négociations

Son père l’invite à le rejoindre à Paris, où il est en mission pour l’Unesco. Elle lui parle au téléphone : « J’aimerais bien avoir des relations avec toi comme celles que les autres enfants ont avec leur père. Je voudrais connaître ça. J’en ai besoin. Tu serais d’accord ?

« Bien sûr », répond-il. Elle pleure de joie : « J’avais peur que tu ne veuilles pas ».

[j’ai trouvé ce court paragraphe très efficace]

 

Elle se rend donc à Paris et le retrouve à l’hôtel. Ils partent se promener en direction de la Seine.

— Tu te rends compte de ce que tu fais là ?

— Quoi ?

—Tu ne te rends pas compte que tu serres ton sein contre moi ?

— Non

— Tu ne le fais pas exprès ?

— Je t’assure que non.

— En tout cas, dit le père, sache que tu me fais bander. »

Ils retournent à l’hôtel. Dans son récit, Christine évoque ce qu’elle ressent à l’approche de l’établissement : la peur, la tristesse, l’espoir de rester dehors le plus longtemps possible.

Dans la chambre, au moment où il s’apprête à la pénétrer (p65), elle le repousse et lui demande de s’abstenir. « Que ce ne soit pas toi qui me déflores ».

Il répond : « Ne t’inquiète pas. Je ne t’imposerai jamais quelque chose que tu ne souhaites pas. Et on aura tout le temps de le faire après. » [jamais/après, tout est donc relatif]

Elle voit cela comme une victoire, un arrangement, « un deal, d’égal à égal». Elle se dit qu’elle a sauvé « une partie de son corps ».

Mais la victoire est partielle. Tout le week-end, elle garde l’impression que deux mains appuient sur sa glotte.

 

  • Complicité de l’entourage.

Le père fréquente une étudiante de Sciences Po. Au cours d’un déjeuner avec Christine, il lui parle des seins de sa maîtresse –l’étudiante. Puis lui dit que Marianne, la maîtresse, a deviné, à la manière dont il parle de sa fille,, qu’il y a une relation incestueuse entre lui et Christine.

« Tu n’as pas peur qu’elle le répète ?

— Pas du tout.

— Et elle n’a rien dit ?

— Non, répète le père, mais il y a eu un sourire très tendre entre nous. »

Il évoque la « sexualité très libre » de  cette jeune femme (« la sodomie ne la dérange pas du tout, elle. Et c’est merveilleux de le faire avec elle »).

« Et si elle en parle quand même ? insiste Christine.

— Je nierai. Je serai formel. Je dirai « mais enfin, pas du tout ».

 

Après le repas, ils se rendent à l’hôtel où cette fois il a réservé une seule chambre. Il se déshabille. Christine l’interroge sur son érection. [comme d’une grande banalité, désormais]

« Pourquoi tu bandes toujours ? Je ne sais même pas comment c’est fait un sexe d’homme qui ne bande pas, je n’en ai jamais vu. »

Puis Christine-l’auteure commente : « Il a eu un rire d’adulte, qui réagit à un mot d’enfant. »

[Mot d’enfant, vraiment ? Où au juste ici se trouve la confusion des langues ? Par la mise en abîme du texte, le lecteur est pris dans la confusion des langues.

Le recours aux descriptions pornographiques donnent sans arrêt au lecteur la sensation d’être manipulé par l’auteure, cf p68]

 

 

  • Elle a 15 ans. La scène du confessionnal. Les clémentines.

S’est ouverte une période de trouble du comportement alimentaire, de boulimie : ChocoBN, tartines de beurre, Petit-Beurre…

 

« L’idée de fêter mon anniversaire avec mon père me rendait heureuse. », écrit-elle cependant.

Le jour de son anniversaire ils se rendent, elle et lui, à Grenoble, en voiture. Cette fois, elle s’est allongée en travers des sièges, son père conduit d’une main et de l’autre lui caresse les fesses. Ils s’arrêtent dans un village, vont visiter une église et son père lui demande de la suivre dans un confessionnal et de lui pratiquer une fellation.

De retour dans la voiture, elle lui fait part de son inquiétude quant à leurs rapports sexuels. « J’ai peur que ça me perturbe », dit-elle.

Il lui répond de ne pas s’inquiéter. A la maison de vacances qu’ils occupent près de Grenoble, il l’invite à le rejoindre aux toilettes et de lui apporter une clémentine. Il en dispose des quartiers sur son sexe en érection, le jeu consistant à ce qu’elle les prenne avec la bouche, pendant qu’il lui touche les seins.

Commentaire de l’auteure : « Deux expressions alternaient sur son visage : le rire, la gaieté. Et l’émerveillement. »[ce qui en fait trois, d’expressions…]

 

Dans la nuit, il vient dans la chambre de Christine, pendant son sommeil, tente à nouveau de la pénétrer, elle refuse, il se contentera d’une fellation.

« Quand c’était fini je n’y pensais plus, écrit-elle. Comme à un travail auquel on ne peut pas se soustraire et dont on est débarrassé. Je faisais semblant d’ignorer que ça allait recommencer. »

Ce soir ou les suivants il y a également de nouvelles tentatives de sodomie.

La semaine se déroule ainsi.

« Je l’ai photographié dans le jardin ensoleillé. Il regardait l’objectif en souriant. » commente Christine Angot.

 

  • Parler/ne pas parler : double-bind.

Quelques temps plus tard, pendant les vacances de Pâques, il invite Christine chez lui à Strasbourg, en l’absence de sa femme et de ses enfants.

Il tente à nouveau de sodomiser Christine. Malgré la vaseline, la pénétration se présente comme douloureuse. Il entreprend de la convaincre, lui susurrant à l’oreille qu’elle n’aura peut-être pas d’autre occasion de connaître ce plaisir « il y a des hommes qui n’aiment pas le faire, ton mari, ton amant ne le feront peut-être pas. »

Un jour de la semaine, après le déjeuner, ils s’apprêtent à sortir. Il est déjà sur le palier. Christine tire la porte derrière elle, il s’aperçoit que les clés sont à l’intérieur et hurle : « On ne ferme pas la porte soi-même quand on n’est pas chez soi. »

[cet homme ne connaît pas la Loi, mais les règles de bien séance, la norme comportementale]

 

Après ce séjour à Strasbourg, Christine est fermement décidée à parler à sa mère. Mais elle n’y parvient pas ( p76). Elle pleure.

« Il s’est passé quelque chose de spécial », demande la mère. Et Christine lui raconte le coup des clés.

« Les rares fois où je décidais de parler, la moindre brisure dans mon élan le cassait. M’empêchait de continuer. »

Pour survivre, elle dispose de deux méthodes aux objectifs opposés :

— parler, briser le silence, mais pour cela « il faut supporter les images ». Et trouver les mots qui leur correspondent.

— se taire : « ça permettait de ne pas avoir d’images dans la tête, de continuer à faire semblant. »

Elle vit partagée entre ces deux approches.

 

A l’occasion d’une visite qu’elle lui fait à Paris, Christine demande à son père de passer enfin « un weekend normal », sans rapports sexuels. Il accepte. Mais un peu plus tard, en voiture, il cherche à la caresser. Elle le repousse, lui dit qu’il ne tient pas ses engagements. Il se met en colère. Décide de la ramener à la gare, bien avant l’heure du train.

Christine est en larmes. Mais celui qui se sent victime, c’est le père. « Tu es blessante, lui reproche-t-il. Les gens ont une sensibilité, toi tu la piétines. Et arrête de pleurer, on dirait une petite fille. »

 

Christine se retrouve à la gare de l’Est, « seule, perdue, paumée. » Elle est sans argent, son train est dans quatre heures, elle ne peut pas téléphoner. « Le seul objet familier de toute la gare était mon sac de voyage, posé à mes pieds. Je lui ai parlé comme à un être humain. Je l’ai remercié d’être là. Je lui ai dit que j’étais malheureuse. Je ne parlais pas à voix haute. Je pensais les mots. »

 

  • Premier amant, complice du père.

A dix-sept ans, elle rencontre un jeune homme plus âgé qu’elle, Marc, d’origine tamoul. Elle lui raconte les relations incestueuses avec son père. Marc lui dit qu’elle doit en parler. Elle lui demande d’intercéder en sa faveur. Il accepte.

 

Puis survient, p89, une scène proprement hallucinante.

Christine a organisé un diner chez Marc pour le présenter à son père. « Il faut absolument que vous arrêtiez ce que vous faites avec Christine, c’est très dangereux pour elle », dit Marc.

« De quel droit vous permettez-vous ? réplique le père. Si Christine souhaite modifier les rapports que nous avons, elle n’a pas besoin d’intermédiaire, elle peut s’exprimer d’elle-même. » [on notera le rejet de tout tiers dans la relation mise en place par l’incesteur]

« C’est moi qui ait demandé à Marc de te parler », intervient Christine [elle vient donc en défense de son compagnon !]

— Je n’ai jamais fait autre chose que ce que tu souhaitais.

— Arrête de dire ça, s’insurge-t-elle.  Ce n’est pas vrai. Tu sais très bien pourquoi tu m’as ramenée à la gare la dernière fois. Et j’étais triste.

Moi aussi, répond le père. C’est la raison pour laquelle je suis ici, j’aurais pu rentrer directement à Strasbourg. »

[Ce dialogue si bien ficelé avec le balancement parfait entre la tristesse exprimée par Christine et celle revendiquée comme en miroir par le père est une autre des caractéristiques propres au « roman », qui permet de réécrire des situations éventuellement bancale, ou peu synchrones. ]

 

On en vient à la scène que j’ai qualifiée précédemment d’ « hallucinante », dont je me suis demandée si elle n’avait pas été « hallucinée », ou « augmentée » comme dans l’expression « réalité augmentée » dans les systèmes informatiques, tant elle paraît extrême. La voici :

Après ce diner, ils vont au cinéma tous les trois. [déjà rien que ça, après la discussion à table…]

« Mon père était à ma gauche. Marc à ma droite. Il me donnait la main. Mon père s’en est rendu compte, il a pris mon autre main, et l’a glissée dans son pantalon. Marc s’en est aperçu. Il a ouvert sa braguette, et a enroulé ma main autour de son sexe. »

« Marc, que j’avais pris comme sauveur, se trouvait intégré au dispositif de mon père. » [on est là dans un maintien du dispositif incestueux non pas tant par le  silence que par une véritable complicité perverse.]

Christine ressent « de la honte », « de la peur », « une impression de perdition, de fin de vie » – « mais sans pensée suicidaire ». Elle ne veut  ne fâcher ni Marc ni son père et cède à la résignation : quand on touche le fond, prendre acte de son impuissance  constitue le dernier espace de liberté.

 

  • le silence de la mère

Marc accepte d’en parler à la mère de Christine, le soir même. « Ils ont fait semblant, écrit l’auteure. Elle, de l’apprendre. Lui, de la mettre au courant. » [au courant de quoi, est-on en droit de se demander : de la petite séance partouzarde masturbatoire qui s’est tenue au cinéma ?]

 

 

Christine parvient cependant à s’appuyer sur cet échange, cette pseudo-révélation pour écrire à son père et lui dire qu’elle ne voulait plus le voir, qu’elle avait dit la vérité à sa mère.

Dans la réponse écrite qu’il lui adresse, son père réagit une fois encore en victime : « Ce que tu as raconté à ma maman est très grave. C’est un coup de couteau que tu plantes dans mon cœur. Je vais devoir me remettre de cette blessure.»

 

Christine déplore que sa mère n’ait pas saisi la justice, alors qu’elle aurait pu le faire pour viol par ascendant. Elle ne l’a pas fait, parce qu’elle est préoccupée par son infection des trompes et les dix jours d’hospitalisation qui ont suivi. S’occupant alors de sa mère hospitalisée, Christine n’a pas pu rejoindre son père à Paris. Par la suite sa mère va interpréter cette infection comme une protection inconsciente accordée à sa fille…

L’auteure nous fournit une autre explication : sa mère refusait de se défendre même si elle était frappée par une injustice, en raison de sa judéité. Pendant la guerre, une camarade de classe avait traité Rachel de « sale juive ». Rachel s’en était ouvert à sa mère, qui avait alerté l’institutrice dont la réaction a été de l’interpeler : « Rachel Schwartz. En punition face au mur. Quand on veut faire punir ses camarades ! »

De cet épisode elle aurait gardé une forme de nervosité, de panique, « voire de folie » qui la prenait lorsque Christine s’interposait et lui recommander de protester contre une injustice. Par exemple sur la pension alimentaire, qui aurait pu être réévaluées au cours des années. Elle craignait la rupture avec Pierre – les chèques qu’il lui envoyait pour Christine tenaient lieu de lien.

 

Christine continue à fréquenter Marc. Un jour, il constate qu’un des seins est plus gros que l’autre. « Ton père devait caresser le gauche plus souvent, dit-il. Non ? Il se mettait où dans le lit ? Il devait être plus souvent à ta droite… »

Remarque dite en passant, sans intention particulière apparente, que Christine met « sur le compte de la banalité. »

 

 

  • Fac de droit. « L’inceste c’est fini ».

Elle a des amants. L’un qui s’appelle Pierre [encore une source de confusion, pour elle, pour nous lecteurs], à qui elle raconte l’inceste qu’elle a connu, en disant « maintenant c’est fini, je ne le vois plus. » « Ton père, c’est un salaud ».

Un autre qui lui dit « je n’ai jamais vu une fille se déshabiller aussi vite. »

Aux examens de fin d’année de droit, elle est reçue sixième sur sept cents.

Elle continue à fréquenter Pierre pendant quatre années. Ils finissent par se séparer : « Tu as aseptisé nos rapports sexuels », lui reproche-t-il.

Elle rencontre Claude. Étudiant en droit lui aussi. Ils décident de se marier. Elle a 22 ans maintenant. Fait le bilan : « L’inceste c’est fini. La vie reprenait. » Mais laquelle ? Celle d’avant 13 ans ? Celle qu’elle aurait dû vivre ? était-ce possible, se demande-t-elle ?

 

A l’approche du mariage, son état psychique se détériore. Elle a des insomnies, connaît des problèmes d’alimentation, se nourrit très peu, tombe à quarante kilos, traîne une fatigue, pleure. S’enlise dans une dépression. « J’avais une boule dans la gorge du matin au soir », on retrouve là une sensation déjà évoquée des années auparavant, après un passage à l’acte paternel.

Elle a vingt-trois ans. « Je ne me sentais pas vivante. Pas en train de vivre. J’étais comme anesthésiée. »

Un médecin qui s’occupe d’elle lui dit : « Je vais vous envoyer bécher mon jardin, moi. Vous allez voir. Après ça vous allez dormir ».

« Une gerbe de feu est montée dans ma gorge. J’ai pensé : ‘Voilà, c’est ça, la haine’. »

Si je note ici cette phrase, c’est parce que peu après, elle demande à un médecin : « Est-ce que vous croyez que je devrais faire une psychanalyse ? »

« Ce serait une très bonne idée ».

Et il lui griffonne un nom sur un papier.

Peut-être ce médecin était-il le même que celui qui voulait l’envoyer bêcher son jardin, celui envers qui elle a ressenti de la haine. La haine dont Freud nous dit qu’elle est première, avant l’amour. Elle est celle qui permet la négativité. Celle qui permet de se construire.

 

  • la psychanalyse d’Angot

Elle a donc vingt-quatre ans quand elle l’entreprend. Elle y va trois fois par semaine. « C’est dur, très dur, dit-elle à son père au téléphone. Ça coûte cher. Tu m’as fait beaucoup de mal. Beaucoup. Voilà ce que je voulais te dire. Pour que tu le saches. J’ai envie de crever. Je veux que tu le saches. Et que c’est de ta faute.

— Tu devrais faire attention, ce genre de traitement ne convient pas à tout le monde et peut causer beaucoup de dégâts chez certaines personnes.

— Mais ou bien sûr, c’est la psychanalyse qui cause des dégâts. »

Et elle claque le combiné sur son socle.

[dialogue autour de la psychanalyse et de l’inceste un soir avec Claude et des amis : p118-119]

 

Elle s’inscrit en DEA de droit à la fac de Reims. Son mémoire porte sur l’imputabilité des crimes contre l’humanité en droit international.

Elle tombe amoureuse d’un étudiant. Elle a une brève histoire avec lui, tout en vivant avec Claude. Il se plaint : ils ne font plus l’amour. Leur relation s’étiole.

Claude obtient un poste à l’université de Nice, Christine est admise au Collège d’Europe de Bruges.

En Espagne où elle passe ses vacances, elle retrouve une sexualité, avec un prof de voile.

Christine commence à écrire. Quitte l’université de Bruges pour rentrer en France. Sa mère tape son manuscrit, qu’elle envoie à plusieurs éditeurs.

 

[Cette première tranche d’analyse dure un an et demi (de 24 à 26 ans)]

 

  • L’inceste reprend (Christine a 26 ans)

Elle écrit à son père : cela fait dix ans qu’elle ne l’a pas vu (elle doit avoir 26 ans à présent), elle dit qu’elle tient à lui, qu’elle aimerait avoir enfin des relations filiales. Ils décident de se revoir…

Elle annonce à Claude et à sa mère qu’elle allait le rejoindre à Nancy, qu’ils allaient avoir des relations normales, qu’elle se sentait forte.

Mais dès qu’ils se retrouvent, elle sent qu’elle a été naïve. Elle lui parle de sa séparation avec Claude, il l’entraîne en parole sur le terrain du sexuel. Elle sent le piège se reformer, se refermer sur elle.

Il prend les clés à la réception, l’accompagne dans sa chambre. Très vite, il entreprend de la sodomiser.[cette récurrence de la sodomie pose la question de l’analité chez le père]

« Détends toi, tu es trop crispée, là »

Elle dit : « Attends ». Puis se met sur le dos, bras écartés, sans résistance. « Tant pis. J’en ai marre d’essayer d’argumenter. Ça ne sert à rien. Je me suis sabordée. Je n’avais plus d’importance à mes propres yeux. »

Suit un nouveau passage pornographique (p127), avec dialogues crus («je rentre et je sors »), et description en détail de la pénétration, vaginale. Ce qu’elle en ressent : « La sensation d’un courant électrique, la lame d’une épée qui entre dans le corps. Je n’avais plus l’impression d’être moi. L’impression d’être dans une sorte de néant. D’être débarrassée de ma personne. »

 

  • A Paris

Christine et son père, quasi en couple, croisent la mère et son nouveau compagnon, André, « son mari », au Salon du Livre. Ils échangent quelques banalités.

« Il est au courant de ce qui s’est passé entre nous ? », s’enquiert le père.

— Oui.

— Et bien tu vois, pour moi, quand on les rencontre comme là, il est extrêmement déplaisant de savoir qu’ils connaissent nos rapports.

— Je ne pouvais pas ne pas le leur dire, s’excuse Christine. Ils ne savent pas que ça a recommencé, de toute façon. »

Christine s’en veut, elle a honte. Honte que Claude ou sa mère pensent que c’était son choix à elle. « L’échec était définitif ».

 

Retournant à Strasbourg, son père lui laisse l’appartement parisien. Elle se sent fière de ce qu’elle considère comme « une belle prise », cet appartement, fier de son habileté à exploiter les aspects matériels de la situation.

 

  • Flashback Nice

Suit ici un extrait d’un journal intime qu’elle a tenu l’année précédente, lorsqu’elle vivait à Nice.

–Le 7 avril, de sa mère, elle dit « je l’adore ». De son père, « adoré différemment », « certains jours il est tout pour moi ».

–Le 10 avril : « plusieurs jours sans mon père, Pierre chéri ».

–Le 12 avril : « Claude me prête deux francs pour téléphoner à Pierre, quitté pour lui il y a cinq ans » [pas Pierre son père, ici !]

Ils prennent rendez-vous. Pierre l’emmène à Cannes. « Nous faisons très bien l’amour. Il entre en moi, et je suis bouleversée. Mon premier amour vrai. »

–Le 17 avril : « Télégramme de mon père : il veut qu’on se retrouve à Tende. Je préfère à Nice. Je l’appelle. Il arrive vendredi. »

–Vendredi 19 avril : « à peine arrivé, il fait l’amour. Je ne suis pas bien. Quelque chose ne va pas. Son corps n’est pas désirable pour moi. Pas comme celui de Pierre, ou de Claude. J’ai peur de le décevoir. » [***sujet clivé ?]

 

Son père et Claude font connaissance.

 

–Dimanche 21 avril : « Tu sais, dit-elle à Claude, ça a recommencé.

— Je sais. Je vous ai entendus. Le lit grinçais.

— Salaud. Maintenant tu as un pouvoir sur moi. Pourquoi tu n’es pas monté si tu as entendu ? »

 

–26 avril : « arrivée à Tende. Mon père m’accueille avec un sourire lumineux. J’ai décidé de ne plus faire l’amour avec lui, du tout. C’est clair, définitif. Son amour y résistera-t-il ? »

Plus tard : « Diner au restaurant, ambiance famille-montagne. Retour à l’hôtel. J’allume la télé en continuant à me déshabiller devant lui. Je me glisse dans son lit pour le regarder…. Ses caresses me gênent. Je lui dis d’arrêter. Il est triste. Malheureux. »

 

– 29 avril. « Restaurant tous les trois, mon père, Claude et moi. Nuit. Je me couche à côté de mon père. J’ai envie de dormir seule. Il balade son sexe contre le mien. Je n’y tiens plus. Crise de nerf. »

Elle descend rejoindre Claude dans son lit.

 

Par la suite (on est sorti du chapitre « extrait de journal »), sa sœur vient lui rendre visite. De son père, elle dit : « Il adore le sexe. Et moi, je suis pareille. Le sexe, c’est très important pour lui. Pour moi aussi. Je serais capable d’aller me prostituer tellement j’aime ça.

— Fais-le, dit Christine.

— Me dis pas ça. Je serais capable d’y aller.

— Profite que tu es ici. Personne te connaît. Tu verras bien. »

 

  • L’année de ses 28 ans. A la limite de la prescription de dix ans qui s’appliquait pour les viols de mineurs. Pour Christine, les viols les plus récents avaient eu lieu deux ans plus tôt à Nancy, à Nice et à Tende : ceux-ci étaient couverts pour quelques années encore ; en revanche, pour les viols sur mineurs, si elle voulait agir, c’était maintenant.

Elle se rend au commissariat de Nice. Elle est reçue par un commissaire, qui la prend au sérieux, mais la prévient : vu l’ancienneté des faits, et à moins qu’il les reconnaisse spontanément, Pierre Angot ne sera probablement pas condamné.

Les faits plus récents, qui constituent des viols par ascendant avec un commencement d’exécution quand elle était mineure, resteront difficiles à prouver. Faute de témoins, « il y aura sans doute un non-lieu », annonce le commissaire.

Faute de témoins ? On y reviendra dans un instant.

En attendant la perspective est insupportable à Christine. « Un non-lieu. Non-lieu. Ça n’a pas eu lieu. Je ne pourrai pas. » Elle s’imagine recevant dans sa boîte à lettres un papier officiel, de la Justice, sur lequel serait écrit « non-lieu ». « Je ne peux pas », répète-t-elle. Et elle quitte le commissariat sans déposer plainte.

 

L’épisode du Codec.

L’épisode du Codec est le déclencheur qui a poussé Christine à essayer de porter plainte.

L’année de ses 28 ans, en aout, elle se rend chez son père à Strasbourg avec Claude. Christine et Claude vont faire des courses au Codec, le père lui dit qu’il y a un crédit, qu’elle peut l’utiliser. Mais au moment de passer à la caisse, derrière eux se trouve une dame qui s’exclame : « Je connais bien la famille Angot, cette jeune femme je ne l’ai jamais vue, elle n’en fait pas partie ! » Ils partent en courant avec les paquets, le gérant à leur poursuite.

Plus tard, au téléphone, le père se veut rassurant. Elle l’entend parler au gérant. « Oui, cette femme a crû bien faire, elle ne connaît pas toute la famille. » Ce soir-là, le père répète à Christine : « Cette dame, elle est très gentille, elle a crû bien faire. Les gens ne sont pas obligés de tout savoir… »

Pour Christine, c’est le même relativisme que celui par lequel son père s’autorise à pratiquer l’inceste. On peut le savoir, ne pas le savoir, qu’elle fait partie de ma famille, Christine, l’oublier, ne pas en tenir compte. Ce n’est pas précis. Pas rigide. C’est relatif. Ça se deal, ça se négocie, éventuellement contre des avantages sexuels. C’est lui qui décide. »

Et c’est cette relativité qui lui paraît soudain insupportable et la pousse à entrer au commissariat.

Et à en ressortir sans avoir porté plainte. Dans l’après-coup, elle s’interroge. Fournir, sinon des preuves, du moins un témoignage. Et questionne Claude à ce sujet :

« Toi, tu avais entendu ce qui se passait à l’étage du dessus. Toi, Claude, tu avais entendu le lit grincer au-dessus de ta tête. Tu aurais pu être témoin. Tu n’y as pas pensé. Et moi non plus. » Elle non plus, Christine, n’y avait pas pensé, elle s’en rend compte à présent.

Claude répond en demandant s’il n’est pas possible d’argumenter. Évoque « toute l’ambiguïté du mot “consenti” ». « Mon attitude générale par rapport à tout ça a été de me dire que mon rôle n’était pas… que ce n’était pas à moi de faire les choses. » Que la démarche devait venir de Christine.

« Faire quelque chose, réplique Christine, ç’aurait été tambouriner à la porte, empêcher mon père, aller à la police. En ne voulant pas prendre le risque de faire quelque chose, tu as protégé une situation criminelle. Tu ne m’as pas sortie de ma prison.

— Prison, prison, fait Claude.

— Quoi prison prison …? Oui, prison. Pour vous l’inceste c’est juste un truc sexuel. Vous ne comprenez pas. C’est le pouvoir ultime du patriarcat. C’est le sceptre. » C’est le signe absolu d’un pouvoir privé qui s’exerce sur un cercle et qui est respecté au-delà du cercle par tous ceux qui s’inclinent devant le rapport d’autorité. Pour lui, il n’y a pas de loi, il y a des normes p180. Ici, il y a une référence à Michel Foucauld, qui annonçait le remplacement de la Loi par des normes.

[*** « le sceptre » : d’aucuns diraient : le phallus]

 

Elle revient à la charge, et c’est un des moments les plus forts du livre :

« T’imagines, Claude… T’imagines, si j’étais retournée au commissariat. J’aurais pu dire au commissaire que mon mari avait entendu, qu’on avait un témoin. Tu aurais pu témoigner. Tu n’y as pas pensé ?

— Non.

— Moi non plus. Moi non plus je n’y ai pas pensé. Ç’aurait été bien. C’est dommage. »

Et elle se répète, encore et encore, pourquoi n’y a-t-elle pas pensé.

 

De son père, Pierre Angot, Christine Angot nous indique encore : qu’il a souffert d’un Alzheimer avant de décéder, le 2 novembre 1999, deux mois après la parution de l’Inceste.

 

Un mot du statut « romanesque » de cet ouvrage : il est essentiel pour Christine Angot. « Je ne fais pas de ma vie un témoignage. Ils vont me réduire à ça. C’est dangereux pour moi. Je veux pas devenir de la chair à canon pour les journaux. »p188

Elle se protège.

Si elle y tient tant, c’est je crois d’une part parce qu’elle s’interroge sur la fragilité des souvenirs, des témoignages et des « faits historiques ». p36

En somme, la vie est un roman et c’est à ce titre que le sujet peut se réapproprier les représentations de ce qu’il a vécu.

Elle exprime également que si elle écrit « ce n’est pas pour m’aplatir, pauvre con », alors que son père lui suggérait une approche plus allusive, « comme Robbe-Grillet ». (p127)

 

 

Fin de la présentation.

Philippe Romon

 

 

 

 

L’inceste dans le Code Pénal.

Publiquement réprouvé mais très répandu dans la société, l’inceste n’est pas une infraction en tant que telle devant les tribunaux. Interdit par le code civil et puni par le code pénal lorsqu’il est commis sur mineur, l’inceste n’est devant la loi qu’une circonstance aggravante de crime sexuel.

 

Définition de l’inceste (proposée par Christine Angot, dans Le Voyage) :

Un déni de filiation, qui passe par l’asservissement de l’enfant à la satisfaction sexuelle du père, ou d’un personnage puissant de la famille.

Loi 21 avril 2021 violences sexuelles sur mineurs et inceste

: « Aucun adulte ne peut se prévaloir du consentement sexuel d’un enfant s’il a moins de 15 ans, ou moins de 18 ans en cas d’inceste ».

À l’origine, le texte créait un crime de pénétration sexuelle sur mineur de moins de 13 ans.

Les amours adolescentes ne sont pas visées. Une clause dite « Roméo et Juliette » a été introduite afin de préserver les relations sexuelles lorsque l’auteur et le mineur ont moins de cinq ans d’écart d’âge (par exemple relation entre un mineur de 14 ans et un jeune majeur de 18 ans). Cette clause ne joue pas en cas d’inceste ou quand la relation n’est pas consentie ou intervient dans le cadre de la prostitution.

Le texte, tel qu’amendé, complète également la définition du viol, en y mentionnant les actes bucco-génitaux et étend le périmètre de l’inceste aux grands-oncles et grands-tantes.

La loi ne modifie pas le délai de prescription des crimes sexuels sur mineurs, allongé en dernier lieu par la loi dite Schiappa du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Il reste fixé à 30 ans à compter de la majorité de la victime, soit jusqu’à l’âge de 48 ans.

Toutefois un principe de « prescription glissante » est introduit. Le délai de prescription du viol sur un enfant peut désormais être prolongé si la même personne viole ou agresse sexuellement par la suite un autre enfant jusqu’à la date de prescription de cette nouvelle infraction.

Ce principe de prescription glissante vaut également pour les délits sexuels sur mineurs (agressions et atteintes sexuelles). La commission d’un nouveau délit peut prolonger la prescription d’un ancien délit.

 

 

Le consentement à 18 ans ?

« Avant dix-huit ans, le consentement à l’inceste était impossible. Par un raisonnement à contrario, le consentement devenait possible après dix-huit ans. » Le Voyage, p213

 

 

  • Complexité de l’inceste en droit français, The Conversation, 5 février 2021

(ci-dessous copie de l’article de Christine Desnoyer, Maître de conférences en droit privé, Université de Lille, paru sur le site en ligne  The Conversation https://theconversation.com/la-complexite-du-droit-face-a-linceste-153727)

 

Affaires Haenel, Matzneff et, dernièrement, Duhamel… Toutes posent la question des violences sexuelles sur mineur, mais ne sont pas à mettre sur le même plan : les deux premières relèvent de la pédocriminalité, la troisième des violences incestueuses. Dans le cas de l’affaire Duhamel, le parquet de Paris a classé la procédure sans suite lundi 14 juin en raison de la prescription des faits.

Comment comprendre le droit en matière d’inceste? Bien souvent, le sujet de l’inceste déborde celui des violences sexuelles sur mineur.

D’une part, l’inceste peut ne pas être violent. Ainsi, un père et sa fille, majeurs, peuvent entretenir librement des relations sexuelles ; seul le droit civil a vocation à intervenir pour empêcher l’éventuel projet de mariage (art. 161 à 164 C. civ.) et, si un enfant naît de l’union, interdire l’établissement de l’un des deux liens de filiation (art. 334-10 C. civ.).

D’autre part, la victime de l’inceste peut très bien être une personne majeure. Dans l’affaire Duhamel, il s’agirait de l’hypothèse d’un inceste sur mineur. En l’état du droit actuel, si les faits étaient établis et non prescrits, le juge retiendrait la qualification de viol, agression sexuelle ou atteinte sexuelle (selon la nature exacte des faits) « incestueux·se » et aggravé·e.

En effet, l’aggravation de la peine ne tient pas à la circonstance incestueuse, mais au seul fait que l’auteur, beau-père de la victime, avait « autorité » sur elle, au même titre que le mari de la nounou sur l’enfant gardé. Dans le droit actuel, l’inceste n’est pas érigé, pour lui-même, en circonstance aggravante, mais le fait incestueux a toujours été indirectement pris en compte par le biais d’une circonstance aggravante générale.

En résumé, notre droit pénal a toujours aggravé la peine en cas de violences sexuelles intrafamiliales, mais pas par le biais d’une circonstance aggravante spécifique, qui délimiterait le cercle familial à l’intérieur duquel il y a inceste.

On entrevoit ici la complexité du droit, fruit d’une succession de réformes dont la cohérence interroge parfois.

Avant la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant, l’inceste n’intéresse pas, en soi, le code pénal.

Toutefois, le fait incestueux a lieu dans des circonstances qui, elles, sont directement prises en compte par le droit pénal. Lesquelles ?

La circonstance aggravante tirée de l’autorité de l’auteur sur la victime

D’une part, lorsque l’acte incestueux est non consenti (le défaut de consentement de la victime se déduit d’une « violence, contrainte, menace ou surprise » exercée sur elle), il y a viol (crime prévu par l’art. 222-23 C. pén.) ou, en l’absence de pénétration, agression sexuelle (délit prévu par les art. 222-22 et 222-27 du C. pén.).

L’existence d’un lien de famille entre l’auteur et la victime n’est pas pris en compte en lui-même, mais par le biais d’une circonstance aggravante non spécifique : la commission de l’infraction par « un ascendant ou par toute autre personne ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait ».

Qu’on ne s’y trompe pas : ce qui est déterminant, c’est l’existence d’un rapport d’autorité sur la victime, que le droit présume automatiquement en cas d’ascendance. C’est donc avant tout l’abus d’autorité qui est réprimé, d’où qu’il provienne (parent ou tiers).

La méthode se veut pragmatique : la notion d’« autorité de droit ou de fait » est suffisamment souple pour appréhender la plupart des situations de violences sexuelles familiales, même là où il n’existe pas de lien juridique de famille entre auteur et victime (lien entre le concubin de la mère et l’enfant, par exemple), même là où les liens sont quasi familiaux (pensons au meilleur ami de la famille) – et tout cela sans avoir à énumérer les liens pour lesquels l’aggravation de peine se justifierait.

L’atteinte sexuelle sur mineur

D’autre part, lorsque l’acte incestueux est consenti, mais commis sur personne mineure par personne majeure (l’art. 227-25 concerne les victimes mineures de 15 ans et l’art. 227-27 concerne les mineurs de 15 à 18 ans victimes d’un majeur ascendant ou ayant autorité), il y a délit d’atteinte sexuelle.

L’enjeu de ces incriminations est de manifester la réprobation sociale à l’endroit des majeurs qui profiteraient du manque de maturité de leurs jeunes victimes, sans user de « violence, contrainte, menace ou surprise » (auquel cas il y aurait viol ou agression sexuelle).

Le droit conçoit donc l’idée qu’un mineur puisse consentir à un acte sexuel avec un majeur (nulle présomption de non-consentement du mineur !) et cet acte est incriminé en lui-même, sous cette appellation peu parlante d’« atteinte sexuelle ».

Là aussi, le fait que l’acte sexuel ait été commis par ascendant ou toute autre personne ayant autorité n’est pas indifférent : c’est une circonstance aggravante du délit de l’article 227-25 et un élément constitutif du délit de l’article 227-27.

Mais, pas plus que précédemment, on ne peut en déduire que l’inceste est réprimé pour ce qu’il est.

Un interdit innommable

En somme, avant 2016, l’acte incestueux relève tout simplement du droit commun des infractions sexuelles : l’existence de l’infraction (mineur consentant de 15 à 18 ans) ou l’aggravation de la peine (les autres cas) ne tient qu’au fait que le membre de la famille auteur des faits a « autorité » sur la victime (majeure ou mineure).

Pourquoi ce silence terminologique du code pénal, que l’on retrouve aussi dans le code civil ?

Tout d’abord, son pragmatisme dispensait le code pénal de consacrer une catégorie particulière d’infractions dites « incestueuses », nécessitant de définir le champ de l’inceste répréhensible.

Mais ce n’est pas la seule raison : l’inceste, cet interdit fondamental, est trop grave pour être nommé ; il ne faut pas jeter la lumière sur le « crime généalogique » par excellence.

De fait, le code pénal n’a jamais utilisé ce mot tabou, mais c’est moins vrai du code civil : de 1804 à 1972, certains textes du droit de la filiation utilisaient ce mot dans la formule très napoléonienne : « enfant issu du commerce incestueux de ses parents ». En 1972, à l’occasion de la réforme de la filiation qui a posé l’égalité de principe des enfants légitimes et naturels, le législateur en a profité pour gommer cette formule jugée stigmatisante pour les enfants.

Une « surqualification » symbolique

Mais quid de la souffrance des victimes, ainsi niée ? Sous la pression d’associations de protection des victimes, le mot « inceste » est entré dans le code pénal en 2016.

Le souci du législateur était cependant de ne pas laisser de côté les victimes d’inceste commis avant l’entrée en vigueur de la future loi. Il fallait donc que celle-ci n’aggrave pas le sort pénal de l’auteur, car les lois pénales plus sévères ne s’appliquent qu’aux faits commis après leur entrée en vigueur, et non aux procédures en cours ou aux faits non encore poursuivis.

Or une loi créant une nouvelle incrimination ou une circonstance aggravante est une loi plus sévère. Le législateur a donc bricolé un « truc », inédit en droit pénal : la « surqualification pénale », sans aucun enjeu répressif pour l’auteur (art. 222-31-1 C. pén. ; art. 227-27-2-1, C. pén).

Désormais, dans la décision de condamnation, le juge doit adjoindre à la qualification retenue (viol, agression ou atteinte sexuelle) le qualificatif « incestueux » si l’acte a été commis exclusivement par :

  • 1°/un ascendant,
  • 2°/un·e frère, sœur, oncle, tante, neveu ou nièce,
  • 3°/un conjoint ou concubin (pacsé ou pas) de l’un des parents visés ci-dessus, à la condition d’avoir sur la victime une autorité de droit ou de fait.

Au-delà de ces cercles familiaux, on ne parle plus d’infraction « incestueuse ».

La surqualification n’a ainsi qu’un effet symbolique : nommer pour reconnaître la souffrance des victimes (outre l’intérêt statistique et de repérage de celles-ci).

Nombreux paramètres

En réalité, le traitement pénal de l’infraction dite « incestueuse » est très complexe, dépendant de nombreux paramètres (rapport d’autorité, âge de la victime, nature du lien de famille avec l’auteur) qui se combinent de manière plus ou moins cohérente.

Dans un cas seulement, il y aura automatiquement aggravation de peine et surqualification pénale, en l’occurrence lorsque l’auteur est un ascendant (père, mère, grands-parents etc.) de la victime – ce qui correspond justement aux plus graves des incestes.

Dans le cas de l’affaire Duhamel telle que dévoilée dans le livre de Camille Kouchner (et à supposer les faits établis, bien sûr), la surqualification serait applicable car les faits auraient été commis par le « conjoint » d’un « ascendant » de la victime (sa mère) ayant « autorité de fait » sur la victime (dans le cadre d’une recomposition familiale, les beaux-parents partagent de fait l’autorité parentale de leur conjoint père ou mère de l’enfant). Les peines seraient en outre aggravées à raison, justement, de cette relation d’autorité.

Exclusions arbitraires

La manière dont le législateur a délimité le champ de la surqualification conduit aussi à des exclusions arbitraires.

Certaines existent dès l’origine : pourquoi le législateur de 2016 a-t-il exclu les victimes qui sont, par rapport à l’auteur, parentes ou alliées en ligne collatérale au-delà du 3e degré – notamment les cousins germains, petits-neveux ou -nièces, grands-oncles ou -tantes de l’auteur ? Certes, l’exclusion des cousins s’explique sans doute par le fait qu’ils peuvent se marier entre eux.

Surtout, d’autres exclusions sont devenues visibles avec la loi du 3 août 2018, dite « loi Schiappa », qui a (enfin !) étendu le bénéfice de la surqualification aux victimes majeures, sans revoir cependant le périmètre de l’inceste pénal.

Primo, en l’état actuel du droit, il y a inceste lorsqu’on est victime du partenaire de l’un de ses ascendants, frères, sœurs, oncles, tantes, nièces ou neveux ; mais il n’y a pas d’inceste lorsqu’on est victime de l’un des parents (ascendant, frère, sœur, oncle, tante, nièce ou neveu) de son partenaire.

Ainsi, un acte sexuel commis par un beau-parent sur son gendre (époux de sa propre fille) n’est pas incestueux, alors que celui commis par un beau-parent sur l’enfant de son partenaire l’est (hypothèse d’une recomposition familiale).

Secundo, dans la parenté en ligne directe, il n’y a inceste que lorsque la victime est une descendante de l’auteur (enfant, petit-enfant…), et non lorsqu’elle est une ascendante de celui-ci (père, mère, grands-parents…).

C’est d’autant plus curieux que les violences sexuelles exercées par une nièce ou un neveu sur son oncle ou sa tante sont qualifiées d’incestueuses ! Mais tant que l’on ne tenait compte que des victimes mineures, il était absurde d’envisager l’hypothèse d’un enfant abusant de son père ou de sa mère mineur·e !

Quelles réformes ?

Aucune des nombreuses propositions de réforme qui ont été formulées ça et là, ces derniers temps, ne s’attaque à ces différents points – très techniques il est vrai, mais dont les enjeux sont réels pour l’amélioration de la détection et de la prise en charge des victimes.

Ce qui intéresse, c’est la délicate question du consentement du mineur en matière sexuelle, qui a déjà mobilisé le législateur (en 2010, puis en 2018 : on encourage par exemple le juge à se fonder sur la différence d’âge pour caractériser la contrainte morale ou la surprise).

Cette question est aujourd’hui remise sur le métier à l’occasion de plusieurs propositions de loi dans le but de la rendre hors sujet pour les victimes mineures de 13 ans (comme le propose la députée Annick Billon), voire pour toutes les victimes mineures en cas d’inceste (proposition de la députée Isabelle Santiago).

Sans compter l’engagement d’Emmanuel Macron à « écouter et adapter notre droit », dont on ne sait encore comment il se concrétisera…

Suite à la médiatisation de l’affaire Duhamel, le débat s’est également beaucoup centré sur la question de la prescription de l’action publique en matière d’infractions sexuelles sur mineurs.

En ce domaine, de précédentes réformes (lois du 10 juillet 1989, du 17 juin 1998, du 3 août 2018) ont déjà étiré les délais de prescription et reculé leur point de départ à la majorité de la victime (en cas de viol, plainte possible jusqu’aux 48 ans de celle-ci).

Certains réclament l’imprescriptibilité de l’action publique. Vaste débat juridique. Mais n’y aurait-il pas lieu de distinguer là encore les victimes d’incestes des victimes d’agressions sexuelles non incestueuses ?

Sans vouloir établir de hiérarchie entre les victimes, le contexte familial des affaires d’inceste rend tout encore plus difficile (les familles préfèrent souvent le déni) et donc plus long : au temps du refoulement puis de la prise de conscience, s’ajoute le temps de la révélation et, enfin, celui de la décision quant à la plainte. Mais de là à instituer l’imprescriptibilité de l’action publique c’est un pas que le droit pénal peut difficilement franchir, seuls les crimes contre l’humanité bénéficiant de ce régime historiquement exceptionnel.

 

 

« Le mot « inceste » ne figurait alors pas dans la loi. L’acte n’était pas visé spécifiquement par le Code Pénal. Il se rattachait aux dispositions sur le viol en tant que circonstance aggravante. Le lien de parenté ne constituait pas une infraction distincte. Le viol était un délit et la juridiction compétente était le tribunal correctionnel ; la prescription était de dix ans après les faits ou après la majorité de la victime. »

 

 

 

 

Éléments de bibliographie

 

  • de Christine Angot :

– Le Voyage dans l’Est, Flammarion 2021 ;

– « Une semaine de vacances »,  Flammarion 2012

– « L’inceste » (édition J’ai Lu) 1999

 

  • Le berceau des dominations, une anthropologie de l’inceste. Dorothée Dussy, 2013 et Pocket 2021

 

  • Le podcast « Ou peut-être une nuit » de Charlotte Pudlowski et la série de France Culture consacrée à l’inceste en 5 épisodes.
  • L’inceste Hélène Parat. Edition Que sais-je, 2004. Cet ouvrage propose une bibliographie plus complète autour de l’inceste en psychanalyse et en psychiatrie.